jeudi 26 février 2015

Chapitre VI : Epilogue (partie 2)


*
Il se trouvait recroquevillé sur le sol rocailleux d’une grotte, copieusement meurtri mais pas au point de se croire en péril. La crevasse dans laquelle il reposait était à peine plus grande qu’un cocon de pierre qu’on aurait construit autour de lui, mais il parvenait à respirer. Il y avait donc une issue à cette tombe étrange, une issue par laquelle filtrait un air respirable. Cependant, Wayland n’avait pas la force de bouger. Simplement, il respirait, et se recroquevillait encore davantage. Il ne sut jamais depuis combien de temps il gisait là, ni combien de temps il y resterait, mais au bout de ce qui lui apparut comme une dizaine d’heures, il commença à ressentir de violents tiraillements à travers tout son corps, et particulièrement dans ses articulations. Sa chair et ses os le démangeaient terriblement et il se mit à se frotter frénétiquement sur le sol de la grotte, il ressemblait à un énorme asticot, ou à un chien au pelage envahi de puces. Il pouvait à peine remuer dans cette gangue étroite, mais il réussit toutefois à bouger suffisamment les mains pour planter ses ongles dans ses coudes et ses épaules. Un cri de surprise et de douleur se répercuta alors dans ses poumons et contre les parois du roc, résonnant si atrocement à ses tympans qu’il se tût et grinça des dents avant de cesser de remuer pour se concentrer davantage sur ce que ses doigts rencontraient dans le noir. Il passa d’abord la main sur son coude gauche, et sentit à la place de la tête du cubitus, l’épicondyle, une étrange serre de métal froid qui avait transpercé sa chair. Il demeura un moment les doigts refermés sur cet appendice, puis de son autre main, palpa son autre bras. Il y fit la même découverte.
Ses coudes, ses épaules, ses phalanges et jusqu’à ses genoux présentaient des excroissances métalliques similaires. Déstabilisé, il se demanda s’il s’agissait d’un prolongement de ses os ou bien de sortes de griffes poussées là du jour au lendemain. Wayland se tordit dans tous les sens, hurlant et donnant des coups de pied et de poing contre les parois minérales qui l’entouraient. La catastrophe, la découverte de son emprisonnement et, à présent, ce phénomène inattendu, tout cela était trop pour lui. Il s’époumona tant et si bien qu’il finit par perdre connaissance.
Á son réveil, encore plusieurs heures plus tard, il était en proie à une faim terrible et à de violentes douleurs dans les os. Tentant de détendre sa colonne vertébrale, il s’aperçut qu’il avait du mal à se coucher à plat dos. D’autres petits appendices métalliques en forme de becs d’aigle descendaient le long de ses vertèbres, de la septième cervicale à la sixième dorsale.
Wayland McKeen se fit soudain l’effet, au fond de son désespoir, d’être devenu un animal préhistorique et il comprit enfin pourquoi l’Expérience Kentrosaure s’appelait ainsi.
Suivant sa faim et son instinct, il se mit à jouer des poings et des coudes contre la paroi. Le métal était si dur qu’il entamait la roche, produisant de petites étincelles désagréablement aveuglantes. Wayland entreprit sérieusement l’assaut des blocs de pierre qui l’entouraient et, grâce à ses serres, dégagea peu à peu un boyau qui, suivant l’endroit d’où lui parvenait l’air qu’il respirait, devrait le mener à l’extérieur.
Il creusa avec tant de rage qu’il s’épuisa rapidement et dût renouveler ses efforts à de nombreuses reprises, alternant avec des périodes de repos au cours desquelles il perdait quasiment connaissance et faisait des rêves étranges de forêts, de lacs et d’épées, dans lesquels il parcourait à cheval des paysages et des contrées qu’il ne reconnaissait pas et qu’il oubliait totalement sitôt qu’il se réveillait.
Lorsque le premier rayon du soleil réussit à filtrer dans le boyau rocheux foré par Wayland McKeen, il lui brûla cruellement la peau et le força à fermer un long moment les paupières. Serrant les dents, il se sentit comme une larve restée trop longtemps à l’abri de la lumière. Le roc s’éboula enfin et laissa l’homme se relever et se tenir debout à la surface de la Terre.
Et quelle surface ! Aride, désolée, des étendues de désert ocre et rocailleux à perte de vue, et un soleil implacable, incandescent, blanc et pourtant rouge, se détachant sur un firmament éblouissant de brume pâle.
La silhouette de McKeen se découpait contre le ciel, telle celle d’un géant au sommet du tertre qui l’aurait vu naître. Grand, puissant, son corps uniquement couvert de ses étranges griffes métalliques. Il soupira de tristesse et de regret à la vue de ce néant qui remplaçait le monde.
Presque aussitôt, mu par son instinct, il se mit en quête de quelque chose dont il pourrait se nourrir : il n’était plus temps de désespérer mais de survivre. Il arpenta quelques kilomètres carrés, ne trouvant pas même une ruine, pas un débris ou une poussière d’objet lui indiquant qu’une civilisation avait prospéré ici avant que la Terre elle-même ne l’anéantisse.
A bout de forces, affamé, abattu par le soleil qui ne déclinait pas, il tomba d’inanition.
*
Des mois s’étaient écoulés depuis la renaissance de Wayland McKeen. Il n’avait pas retrouvé beaucoup de vestiges du monde qu’il avait connu, en dehors d’une sorte de bunker sous-terrain aménagé, découvert non loin de l’endroit d’où lui-même était sorti de terre. C’est là qu’il avait déniché le coffre et les tablettes. Il y avait également dans cet abri des réserves de nourriture et quelques vêtements. Wayland les usait rapidement compte tenu de ses appendices métalliques, mais il s’en accommodait.
Lors de l’exploration de Terre, il lui arrivait parfois de tomber sur des cadavres d’animaux, et à quelques reprises de dépouilles humaines, dont il ne restait que quelques os et des lambeaux de chair. Il pensait donc ne pas être seul mais, excepté des insectes et des reptiles, il n’avait encore rencontré aucun être vivant. Une espèce inconnue de baies vertes et rouges croissait dans le désert : Wayland s’en nourrissait, ainsi que de sauriens, lorsque ses pérégrinations le conduisaient trop loin du bunker, mais il ne savait pas si elles étaient réellement comestibles, étant protégé du poison par les mutations qu’on lui avait fait subir.
*
La date en est inconnue, mais un jour mémorable se leva nonchalamment sur Terre. Wayland crapahutait dans les montagnes acérées qu’avait créées l’explosion partie des Horse Latitudes, lorsqu’il aperçut un objet scintillant qui filait à travers le ciel où, pour une fois, se dégageait une nappe azurée.
McKeen n’en croyait pas ses yeux : il s’agissait d’un vaisseau spatial. Il le vit larguer une petite capsule au-dessus du bunker et repartir. Beaucoup de choses lui avaient paru tenir de l’imaginaire, de la divagation, de l’impossible, lors de sa vie d’avant. Mais à présent, n’importe quoi valait mieux que le désert qui l’entourait.
Et il rentra précipitamment au bunker. Et il y trouva quelque chose d’encore plus étrange que tout ce à quoi il avait pu songer.
L’extra-terrestre était belle, sa peau de statue était d’un intense bleu turquoise, et elle venait en paix.
Wayland ne s’étonna guère lorsqu’elle lui apprit que ceux de son peuple l’avaient envoyée là pour créer une espèce nouvelle avec « l’homme aux os de métal » et repeupler, reconstruire Terre.
Et il apprit à la connaître, à la protéger et à l’aimer. Elle lui enseigna les coutumes et l’histoire de sa race, et lui celles des humains qu’il avait connues. Ils vécurent sur les ruines de notre monde et firent des enfants. Quatre enfants leur naquirent, qui grandirent et arpentèrent en jouant avec insouciance la surface désertique de ce nouveau monde dont ils pensaient sans le savoir être les rois… jusqu’au jour où l’un d’eux fut retrouvé à moitié dévoré et qu’ils ne furent plus que trois.
Alors, Wayland repartit en quête de ces survivants qui semaient des carcasses. Sa rage le porta nuit et jour, sa tristesse devant la perte de ce nouvel enfant, faisant écho à celle qu’il ressentait encore pour la perte de sa famille humaine, le guida à travers les chemins poussiéreux de Terre. Et un soir il les trouva. Ceux qui, comme lui, avaient survécu au titanesque séisme.
Mais ils n’étaient pas comme lui : ils étaient sortis de terre irradiés, et déjà morts. Et morts ils continuaient de vivre, et de se nourrir de tout ce qu’ils trouvaient de vivant.
Wayland se rappela du passé, de ces films d’horreur qu’il s’amusait à regarder lorsqu’il était gamin, des comics narrant des scénarios terribles d’invasions de morts-vivants, de populations terrestres réduites en esclavage par des créatures venues d’ailleurs. Loin de la science-fiction, il se remémora ensuite l’expérience de 1957 : la cellule zombie injectée de silice qui pouvait survivre aux températures extrêmes et à la destruction et poursuivre sa vie tout en étant morte. Puis il se remémora l’épidémie, ce long calvaire qui s’était étendu sur toutes ces années. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas lu de livres d’anticipation, ni vu de films d’horreur, et aujourd’hui, telles un essaim d’insectes grouillants, ces créatures, autrefois inventées, finalement crées et aujourd’hui encore bien réelles, ces immondices qui avaient résisté au souffle puissant et purificateur des quatre cavaliers – car c’était cela qu’avaient été les points d’explosion, il le sentait, il avait eu le temps d’y penser dans son repaire, il avait rencontré le lieutenant Reiko Morrison dans les années 70 et se souvenait de sa force exceptionnelle et des lueurs argentées qui transparaissaient sous sa peau, il se souvenait de Doug et de son épée, Doug qui l’avait pris en stop avec le petit Terry, lorsqu’il marchait vers le nord avec sa femme et ses enfants, et il y en avait eu d’autres comme eux, des chevaliers, il le savait, et il avait fait le rapprochement ça lui était revenu quand il avait découvert le coffret et déchiffré les tablettes – ces immondices, donc, le regardaient, se dirigeaient vers lui, de leur pas traînant et implacable de cadavres mouvants, accompagnés de ces borborygmes qui caractérisaient immanquablement leurs apparitions lorsqu’ils n’étaient encore que de distrayants personnages fictifs dont la troublante existence cessait une fois le poste éteint ou le livre refermé, et qui au bout du compte avait fini par ne jamais cesser.
Et Wayland, contre ses propres attentes, ne recula pas, il se battit contre eux. De ses appendices de métal il déchiqueta des chairs putréfiées, arracha des crânes aux orbites vides et pourtant douées de vision. Il en abattit cinq, puis dix, puis cent, mais toujours il en venait, plus nombreux, plus horribles, à croire que la totalité de l’humanité survivante s’était réveillée zombie, à moins que l’humanité ait été détruite et que seuls ceux qui étaient zombies aient survécu : le sacrifice de la Terre avait été inutile… et il dût battre en retraite.
*
Lorsque Wayland McKeen atteignit son bunker, ce fut pour apercevoir le vaisseau d’argent qui s’en allait, emportant sa femme et les trois enfants encore vivants que lui avait apportés cette seconde existence. Il le vit scintiller dans les cieux ocre et blanc, filant vers le soleil rouge, et quand il se retourna, du haut de la crête rocheuse qui surplombait sa cache, il aperçut les hordes qui venaient vers lui, des flots de cadavres dont les pas pesants et trainards soulevaient la poussière du désert…
« Ouvre-toi ! Mais ouvre-toi ! » hurla-t-il, enfonçant ses griffes dans l’interstice qui soulignait la serrure de la boîte et pressant sur elle de toute la puissance de ses muscles de mutant. Memento quia pulvis es, annonçait, omineux, le couvercle. Mais Wayland n’avait pas peur de ce que contenait le coffret, Wayland voulait redevenir poussière, il voulait que tous retournent à la poussière, il tenait enfin le Graal entre ses doigts.
« OUVRE-TOI !!! » hurla-t-il encore avant que le boîtier ne cède et qu’une lumière aveuglante inonde le désert, soufflant tout sur son passage à la manière d’une marée de flammes.

FIN

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mardi 24 février 2015

Chapitre VI : Epilogue (partie 1)


Tentant de toutes ses forces d’écarter le couvercle du petit coffre de basalte qu’il avait si longtemps préservé, réservant cet ultime recours pour le moment où il en aurait réellement besoin, Wayland McKeen hurla de rage.
En cet instant de panique il lui semblait voir sa vie défiler à toute allure devant ses yeux, en parallèle avec l’image de la boîte sur laquelle ses forces et son attention étaient fixées. L’arme absolue se trouvait dans ce coffret, d’après ce que les tablettes gravées lui avaient appris, et cette boîte idiote choisissait justement ce moment pour lui résister.
Wayland McKeen s’était lui-même surnommé « le dinosaure ». Wayland McKeen avait été le seul survivant de notre monde, la civilisation telle que nous la connaissons l’avait laissé pour mort, livré à lui-même dans le désert aride d’une Terre post-apocalyptique. Quoique d’apocalypse il n’y ait réellement point eu, du moins pas au sens où on l’entendait… Wayland pensait souvent à sa famille, à son épouse et à ses deux enfants. Il se remémorait leurs visages, il les revoyait dans la lumière de sa mémoire, de purs clichés, comme dans ces films à l’eau de rose qu’il méprisait tant à l’époque : sa femme, blonde et éthérée, ses longs cheveux flottant dans une douce brise, lui souriait au cœur d’un rayon de soleil qui la nimbait d’or pâle telle une nymphette de David Hamilton, tandis que ses petits venaient tendrement se jeter dans ses bras et qu’il les faisait virevolter dans l’air printanier, sous une douce neige de fleurs d’amandier, leur rire cristallin s’élevant dans le bleu d’un ciel sans nuages. Toute sa vie passée s’était résumée à une unique pensée, à un but singulier : les protéger, assurer leur survie dans une société de plus en plus hostile qu’il regardait avec angoisse se dégrader davantage chaque jour.
C’est pour cette raison que lorsque l’armée avait annoncé qu’elle cherchait des cobayes pour « L’Expérience Kentrosaure » — une manipulation génétique visant à modifier l’organisme afin de le rendre plus résistant aux coups, aux blessures à l’arme blanche, aux blessures à l’arme à feu, au vieillissement et aux poisons, Wayland s’était porté volontaire. Il avait pourtant une sainte horreur des manipulations génétiques et des expériences visant soi-disant à améliorer la condition humaine, mais qui en réalité servaient à exploiter les masses populaires, à augmenter leur folie et leur dépendance, et à renflouer les caisses des états et de certains de leurs dirigeants. Il se souvenait encore de ce jour d’été de 1957 où, encore adolescent, prenant une pause au milieu de sa journée de travail dans la ferme de son père qu’il aidait pendant les vacances, il était tombé sur un article annonçant que l’on avait réussi à faire vivre une cellule zombie : selon l’article, des scientifiques avaient récupéré une cellule organique morte et l’avaient traitée, avec notamment une solution à base de silice, de manière à ce que, tout en restant en l’état, elle continue à assurer les fonctions qu’elle effectuait de son vivant. « Pourquoi ? » s’était-il demandé. « Pourquoi s’escrime-t-on à faire revivre une cellule morte alors que nous disposons des moyens de faire survivre une cellule vivante ? » Il n’avait pourtant pas été vraiment surpris car en tant que mordu de science-fiction, les expériences étranges, les découvertes improbables et les vies extra-terrestres lui semblaient du domaine du probable. Pour la cellule zombie, il avait été question d’une supercherie et de nombreux journalistes de la presse dite underground s’étaient posé la question : était-ce vrai ? Si c’était vrai, pourquoi n’en parlait-on pas aux infos ? Et nombre de questionnements qui n’avaient jamais vraiment trouvé de réponse. Wayland ne s’était pas posé la question longtemps, pour lui, dans l’esprit des puissants, tout ce qui favorisait l’ignominie et le néant, la dégradation, l’aliénation et l’exploitation – imaginez des ouvriers morts mais vivants qui travailleraient gratuitement, ne se plaindraient pas, seraient remplacés comme des pièces automobiles – était du domaine du possible.
Mais d’un autre côté, si ces procédés pouvaient l’aider lui à protéger ceux qu’il aimait, il était prêt à tenter le coup pour ce qu’on appelait donc l’Expérience Kentrosaure.
Il n’était rien ressorti de ces mois passés à ingurgiter des métaux divers sous forme de dosettes qui n’avaient d’homéopathique que leur apparence. Absolument rien hormis une jeunesse conservée inhabituellement longtemps, qui faisait qu’à plus de soixante-dix ans au moment de « la fin », il en paraissait toujours quarante : un bel homme dans la force de l’âge, d’une endurance et d’une résilience hors-normes – qui ne l’intriguaient pas vraiment car il avait toujours été d’une constitution puissante, même avant son traitement – ce qui lui avait été bien utile pour les nombreux déplacements de foules visant à fuir les zones contaminées, durant lesquelles il avait dû venir en aide non-seulement à ses proches mais aussi à de nombreux autres rescapés.
N’ayant remarqué rien d’autre que cette inhabituelle lenteur à vieillir, lorsque la catastrophe s’était produite, Wayland s’était attendu à mourir.
Non, cela n’avait pas été — malgré les nombreux conflits qui souillaient le globe — la bombe atomique, ni aucune autre arme de destruction massive pensée par les humains, ni une catastrophe climatique, pas même la fameuse cellule zombie qui avait pourtant réduit la presque totalité de l’humanité à l’état de masse mort-vivante.
Simplement, un beau matin de janvier 2017, alors que l’épidémie zombie qui s’étendait depuis plus de soixante ans avait, malgré les efforts déployés pour l’endiguer, contaminé plus de neuf dixièmes du globe, la surface de la terre s’était fendue le long du 102ème méridien ouest, et simultanément selon la ligne de l’équateur, entre celui-ci et les deux tropiques, à l’endroit où s’opérait habituellement la convergence inter-tropicale. Il y avait eu une grosse explosion lumineuse, un souffle inexpliqué, déclenché par quatre sources distinctes placées plus ou moins le long des lignes et qu’on n’avait pas eu le temps d’identifier. Et ainsi, de haut en bas, des secousses sismiques monstrueuses et des déferlements de lave et de magma avaient ébranlé la planète, vaporisant les océans et fissurant les terres, ne laissant même pas à ses habitants quels qu’ils soient le temps de réaliser ce qui se passait. Au beau milieu de la catastrophe, Wayland avec les quelques rares centaines d’autres victimes qui n’avaient pas encore été contaminées par les zombies avait été englouti dans une faille et s’était cru mort… jusqu’à son réveil.

à suivre...

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lundi 23 février 2015

Chapitre V : 2017 (partie 2)


L’adolescent tourna la tête vers la fenêtre, scrutant l’air nocturne avec un sourire :
— Julie ! C’est Julie ! annonça-t-il tout content. J’y vais ! 
— Sûrement pas ! gronda Reiko.
La tignasse blonde et bouclée du jeune homme s’immobilisa et il tourna lentement son regard vers la femme, les fossettes qui ornaient ses joues disparurent avec son sourire tandis que ses parents poussaient un soupir désolé.
— Je vais voir, vous restez là, ordonna fermement Reiko.
Elle se dirigea vers la porte d’entrée et ouvrit. Une toute jeune fille aux longs cheveux châtains se tenait dans l’allée près de la boîte aux lettres. Elle portait une chemise en flanelle rouge et noir à carreaux et un jean déchiré taillé en bermuda par-dessus des collants noirs et aux pieds de vieilles rangers également noires. Elle souriait aimablement en direction de la maison, ses lèvres étaient maquillées d’un joli rouge.
— Julie ? demanda Reiko.
Julie fit un petit signe de la main, ce fut suffisant à son interlocutrice pour définir son état, mais Cory s’était déjà précipité vers sa petite-amie qui tendait les bras pour le recevoir.
— Non ! rugit Reiko s’interposant entre eux juste à temps pour réceptionner Julie dans ses bras et pousser le jeune dans la pelouse où il tomba lourdement à plat ventre. Tout en se redressant, il entendit un craquement hideux tandis que sa protectrice brisait les vertèbres de la jeune fille.
— Tu vois ! dit-elle à Cory alors qu’elle maintenait le corps inanimé de Julie contre elle, le soutenant avec une étrange tendresse et un respect qui contrastait avec la brusquerie dont elle venait de faire preuve : tout l’arrière de la tête est défoncé, et le dos aussi est en putréfaction. Ils sont malins, ils peuvent encore vous cacher ce qu’ils sont lorsque c’est comme ça. Elle se serait tournée, tu aurais su…
Reiko secoua avec application le cadavre et la tête de Julie, et la matière autrefois grise se répandit sur la pelouse avec un bruit de tomates pourries.
Cory était consterné, et ses parents, restés sur le seuil de la maison, regardaient la scène d’un air désolé. Le monde était comme ça maintenant. C’était la fin d’une civilisation qu’on avait tenté de faire durer malgré tout et qui était à présent usée jusqu’à la corde.
Ils avaient longtemps pensé que ça viendrait d’autre chose : les guerres tuaient assez de monde depuis toujours, les conflits, la folie, le manque d’amour que les humains avaient pour eux-mêmes. Mais non, ç’avait été les zombies. Et comme cela avait été long et insidieux durant ces soixante dernières années…
*
Les pales du vieux BELL 429 produisaient un vacarme assourdissant. Cory était assis à côté du Révérend Manning et ses parents se tenaient en face d’eux. Une petite armada d’hélicoptères était venue les chercher, eux et les autres survivants que le Révérend cachait dans son église. C’était amusant, avait pensé le jeune homme, de voir ce petit groupe d’humains, de tous âges, sexes, nationalités, obédiences, attendant sagement qu’on vienne les emporter dans les airs. C’était comme l’arche de Noé. Seuls quelques-uns savaient ce qui se passerait. Évidemment, Reiko était restée en bas. Il savait qu’ailleurs, Rosemary, Doug, et Terry – qui avait survécu avec son protecteur et était devenu un homme, un guerrier lui aussi – étaient aussi quelque part en bas, en train d’attendre. Les derniers militaires étaient arrivés peu avant et n’avaient pas perdu de temps pour faire monter tout le monde dans les hélicoptères, on aurait dit un essaim de machines qui commençait sa migration. Il y avait un homme étrange assis avec eux, un jeune homme avec un magnifique visage aux contours parfaitement ciselés, aux pommettes hautes et saillantes, aux grands yeux très clairs, presque transparents tellement ils étaient clairs, qui brillaient sous sa frange brune. Il était grand et mince quoique son corps semble puissant, et il irradiait une sorte de lumière. Il regardait Reiko en bas, et souriait calmement dans sa direction, d’une bouche parfaite elle aussi. Il souriait à Reiko, comme ça, de loin, paisiblement, malgré les hordes de zombies qui accouraient vers elle. Reiko savait ce qu’elle avait à faire. Elle brillait beaucoup aujourd’hui, songeait Cory, sa peau étrange revêtait enfin son éclat au grand jour. Sa lumière ressemblait un peu à celle qui émanait de cet individu dans l’hélico. Il aurait aimé savoir ce que pensait et ressentait Reiko à ce moment même, elle qui savait bien, malgré ce qu’elle essayait de faire, qu’elle ne pourrait jamais être à tous les endroits à la fois pour protéger et sauver tout le monde. Il se demandait si elle était frustrée, résignée, ou si elle pensait finalement, après ces années de lutte, comme le Colonel Bluehorse, que chacun avait son chemin à accomplir et que c’était le destin. Il se remémora les histoires incroyables que le vieil Indien Cree lui avait narrées : des histoires comme quoi toutes les choses de la Terre avaient une âme, que tous étaient les cellules d’un même Grand Esprit, que la magie de la Terre courait aussi dans ses veines, dans les animaux, les plantes, les montagnes, les océans, dans le ciel, les éclairs, les nuages et au-delà, que l’infestation n’était qu’une épreuve parmi toutes celles qui avaient jalonné l’histoire de l’humanité, un test, une leçon, que les gens dans les vaisseaux savaient, mais que c’était à chaque zombie chez qui subsistait une étincelle de vie de trouver en lui la réponse, et à chaque humain resté humain, de faire pareil, mais que tout ça lui serait expliqué en temps voulu, si jamais la solution n’était pas trouvée assez vite. Bluehorse avait vu tout de suite que Cory ne le croyait pas, alors il n’avait pas insisté, et il avait gentiment penché vers lui sa longue chevelure noire nattée où pendaient toujours quelques plumes d’aigle : « Un jour tu te souviendras de ce que fait Rosemary, et de ce que fait Reiko, et tu laisseras tes dons te guider toi aussi ».

Cory se sentit triste. Il regarda ses parents, qui lui souriaient, et serra la main du Révérend assis à côté de lui. Otis Manning l’avait intimidé depuis leur première rencontre. Il était très grand et très carré, vraiment imposant, sa peau était noire, et il était constamment souriant, et d'un calme extrême. Ce calme perturbait toujours un peu Cory, lui rappelant ce fameux adage, le calme avant la tempête. Sentant que Cory avait besoin d’être rassuré par quelques explications, il lui apprit que le jeune homme étrange était connu d’eux sous le nom de Gabriel et qu’il était ce qu’on pouvait appeler la moitié de Reiko – ou peu importait son nom humain – et que tous les êtres vivants avaient une moitié comme ça, mais que peu s’en souvenaient pour le moment, et il lui dit aussi que Reiko n’avait pas encore terminé son apprentissage et que c’est pour cela qu’elle restait en bas, tout comme lui, Cory, devrait redescendre bientôt, puisque sa formation était pratiquement achevée, pour aider à reconstruire. Les parents de Cory semblaient à la fois abasourdis et étrangement sereins, comme s’ils ne réalisaient pas qu’ils étaient en pleine apocalypse et qu’on leur annonçait un programme dépassant l’entendement humain. Gabriel regardait toujours en bas, et Reiko irradiait de plus en plus, elle avait épuisé ses munitions et se battait désormais à mains nues contre les zombies qui commençaient à la submerger. Si elle s’était trouvée à bord de l’hélicoptère avec eux, elle aurait remarqué que le visage de cet être lumineux était le même que celui de Nick et elle se serait souvenue. Mais pour le moment elle devait achever sa mission, et d’ailleurs Cory la soupçonnait de ne plus penser, de se battre comme une machine prête à exploser. Il regarda vaguement Gabriel et se dit qu’on appelait peut-être ces créatures des anges selon certaines croyances, il pensa à ce que le Révérend lui avait dit, et au Colonel Bluehorse, et imagina que Doug et les autres aussi, devaient jouer la même scène, chacun dans son coin du monde ou de ce qu’il en restait.
Ils vaincraient, il l’espérait, il ne voulait pas revenir pour se battre comme eux, il ne voulait pas être un chevalier, même s’il avait suivi cette formation. Il se rendait compte en cet instant qu’en réalité il ne savait rien, qu’il avait toujours rejeté ces évidences bizarres avec incrédulité et qu’il ne saurait pas comment en faire sa vraie vie. Il voulait une vie normale, il voulait la paix, il ne voulait pas être leur Galaad, celui qui reviendrait après que les quatre chevaliers qui renaissaient sans cesse sous ces formes diverses, Lancelot, Perceval, Gauvain et son fils Gingalain, auraient échoué. Il se mit à prier pour qu’ils réussissent à sauver le monde, mais il se demanda où se trouvait celui qui était Arthur.
Soudain, alors qu’ils étaient très haut et que Reiko n’était plus qu’un petit point de lumière entouré de milliers de points sombres, son rayonnement s’intensifia. Très rapidement, il y eut une montée de lumière qui irradiait autour du noyau formé par Reiko dans un brouhaha d’ouragan qui ressemblait au bruit des vagues déchaînées pendant une tempête, une sorte de poussière lumineuse monta vers le ciel, puis une explosion au son étouffé qui souffla tout sur son passage… et Cory fut aveuglé par une masse étrange qui se découpa au-dessus de l’hélicoptère. C’était comme si une forme transparente se décollait du ciel au-dessus d’eux et prenait corps au milieu des nuages et du ciel bleu, traversée par les rayons du soleil, irradiant la même lumière que Reiko mais incommensurablement plus puissante. Ses yeux s’habituèrent peu à peu et il distingua comme le dessous d’un vaisseau aux formes rappelant celles d’une baleine géante, un immense vaisseau dont il ne voyait pas les limites, plus grand qu’un porte-avion, plus grand que dix stades de foot, plus grand qu’un village ou qu’une petite ville.
« On rentre à la maison, » dit Gabriel d’une voix douce.

à suivre...

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dimanche 22 février 2015

Chapitre V : 2017 (partie 1)


Ils arrivent, je les entends. Ma jambe me fait atrocement mal. Impossible de remonter… et tant mieux, au moins ils mettront un peu plus de temps à m’avoir… Dieu qu’est-ce que je suis venu faire dans cette baraque. J’ai peur, j’ai peur… il ne fallait pas sortir… Pourquoi suis-je si curieux, pourquoi…
Mon Dieu, un frôlement… ils respirent ! Ils respirent derrière moi… Maman… Maman !
Cory Eric Peters se recroquevilla et pressa fort ses paupières afin de ne pas voir l’horreur s’abattre sur lui.
*
— Maman ? Maman, tu es venue me chercher ?
— Shh, je ne suis pas ta Maman. Attrape mon bras, Cory.
Sans réfléchir, le gamin entoura de ses bras le cou de celle qui avait parlé, à l’aveuglette, dans le noir, il put seulement sentir qu’il s’agissait d’une femme. Il fut abasourdi lorsqu’elle le souleva, il se sentait léger comme une plume, plus léger qu’il ne s’était jamais senti, même lorsqu’il n’était encore qu’un bébé, il y a une dizaine d’années. Mais les renâclements des monstres le tirèrent de ses pensées. Elle le serra plus fort, d’un seul bras, tandis que de sa main libre elle s’agrippait au mur. Il se sentit grimper. Un instant il eut l’impression d’être transporté par Spiderman. L’inconnue rampait le long de la paroi telle un lézard, agile, silencieuse, peut-être difficile à repérer pour les créatures. Ses longs cheveux étaient froids, sa peau aussi, semblait froide, dans le cou où le gamin avait immédiatement enfoui son visage, en un réflexe de protection. Un instant, il eut très peur, peur qu’elle soit des leurs, qu’elle soit venue le prendre, pour le leur livrer. Mais elle n’avait rien de commun avec ces horreurs, elle sentait bon, et il se trouvait tellement rassuré dans ses bras, et après la première impression, on aurait finalement dit que sa peau chauffait.
Même ses parents ne réussiraient pas à le rassurer autant, il les savait vulnérables en cet instant, à la merci des troupes implacables. Il aurait voulu qu’elle aille les chercher, eux aussi.
— J’irai, je te le promets, mais je dois d’abord te mettre en sûreté.
Elle avait lu dans ses pensées… Cory resserra son étreinte comme ils débouchaient dans la pièce qui servait autrefois de salon. Il n’ouvrit pas les yeux, il avait trop peur. Il connaissait par cœur le décor de la pièce. Le décor de la maison. Les tapisseries victoriennes passées, déchirées, rongées et décolorées par le temps, derrière lesquelles se dissimulaient les cafards et la vermine, les bardeaux de bois délabrés, le jardin étrange envahi d’herbes folles, et les pierres tombales brisées, au fond, vers la clairière, où pour se faire peur il s’amusait à imaginer que la nuit rôdaient des vampires. Ce manoir en ruines abritait ses jeux d’enfant solitaire et taciturne depuis que lui et sa famille avaient emménagé près de Bangor. Á présent il n’avait plus besoin d’imaginer des choses pour se faire peur : les choses qui faisaient peur étaient vraiment là, et c’était loin d’être des créatures aristocratiques et mystérieuses comme les vampires.
— Reuaaaaaaaahhhrrhhhh…
Les grognements lancinants, les bruits de pas traînants sur le parquet grinçant, les chocs sourds des chutes sur les revers des tapis mités, le firent frissonner de tout son être. Elle dût sentir son petit corps se crisper car elle le serra plus fort et dit :
— Surtout accroche-toi, et n’ouvre les yeux sous aucun prétexte !
Il eut l’impression d’être emporté par un ouragan, elle se mit à courir, et il sentit qu’elle traversait la pièce, le couloir, la demeure entière de part en part, le bruit de ses bottes résonnant comme des coups de boutoir au milieu des autres qui rampaient, traînant la savate. C’était comme s’il sentait l’air le fouetter, comme s’ils couraient dehors en plein vent, tellement elle allait vite à travers l’enfilade de pièces en ruines. Il entendait les bruits, les borborygmes, il sentait les mains avides qui se tendaient vers eux, qui accrochaient parfois ses bras, ses cheveux, la puanteur âcre, insoutenable, mais il percevait la contraction des muscles puissants de celle qui le portait. Elle fonçait dans le tas sans s’arrêter une seconde, brisant sous ses coups d’épaules d’autres épaules, bousculant des corps qu’elle envoyait bouler et s’écraser contre les murs du couloir, et elle courait, vite, puissamment, elle l’emportait loin de tous ces morts. Comme elle le lui avait demandé, il n’ouvrit pas les yeux, mais il se sentit soulagé lorsqu’il reconnut le bruit des talons claquant sur les marches du perron.
Après quelques pas dans l’allée, elle se retourna face à la bâtisse, prit quelque chose à sa ceinture et le lança.
Cory eut le cœur gros en percevant l’explosion, si forte que le souffle chaud les repoussa de plusieurs mètres et que le bruit lui enleva pendant de longues secondes la faculté d’entendre. La cachette qui avait abrité ses secrets et ses rêveries depuis sa plus tendre enfance ne serait plus. A cause de ces monstres, de ces choses horribles qui avaient commencé à envahir la ville un mois auparavant. Il se sentait comme un enfant, comme un tout petit enfant : depuis l’arrivée des créatures il avait eu l’impression de régresser, de redevenir le gamin de maternelle craintif dont les parents ne voulaient pas qu’il regarde les infos où des images de l’invasion étaient constamment diffusées. Il ne se reconnaissait plus, il voulait juste se recroqueviller au fond d’un trou où aucun zombie ne le trouverait. Il voulait juste redevenir un fœtus dans le ventre de sa mère et ne rien savoir.
— Ne pleure pas, Cory, quand tout sera fini, je reviendrai, et je reconstruirai ce que j’ai détruit, ou du moins j’essaierai d’aider à reconstruire.

*
C’était il y a six ans, et en fait rien n’avait été fini, et Reiko n’avait pas pu endiguer l’invasion du Maine et les avait emmenés avec elle vers le nord, vers la fameuse enclave où des réfugiés avaient reconstitué un semblant de vie, une vie barricadée dans un fort de métal et de glace, une vie sans cesse à la merci de l’arrivée des créatures mais une vie quand même, où on parvenait parfois à oublier l’extérieur et le danger, où on se prenait de nouveau à espérer.
Il y avait connu d’autres gens, d’autres jeunes comme lui dont on poursuivait l’éducation et la formation en attendant que les choses s’arrangent, ou pas. Il avait grandi, il avait suivi un entraînement spécial avec un autre gamin qui s’appelait Terry et qui était arrivé là en même temps que lui avec son père Doug, son chien, et un grand gaillard appelé Wayland qu’ils avaient pris en stop et qui ressemblait à Wolverine. Il y avait plein de types de l’armée, plein d’armes et de matériel, des provisions, des instructions. Il y avait même une grand-mère étrange, Rosemary, qui soignait les gens en appliquant ses mains sur leurs blessures et leurs douleurs et qui leur donnait des cours.
Parfois, on les faisait rentrer dans une salle spéciale, sous la terre, dont les parois étaient étayées de structures métalliques semblables à des grilles d’argent, et ils entendaient de grands bruits étranges, comme des sortes de moteurs dont le timbre ressemblait en fait à un long cri de baleine. Ces jours-là, seuls quelques militaires, comme le vieux Colonel Bluehorse, et quelques anciens comme Rosemary, avaient le droit de monter rencontrer les pilotes de ce que Cory pensait être des avions de guerre ultrasophistiqués. Et lorsque les vrombissements de moteurs se faisaient entendre, les barres métalliques qui sécurisaient les caves se mettaient à briller comme des choses vivantes, leur lumière ressemblait à celle argentée des étoiles.
Un jour que Cory lui avait posé la question, intrigué par ce qu’il appelait « les bruits de baleine », le Colonel Bluehorse, qui sécurisait l’enclave depuis une vingtaine d'années, lui avait raconté des histoires tellement insolites qu’il n’avait pas tout cru, malgré toutes les bizarreries auxquelles il avait assisté depuis tout le temps qu’il était dans l’enclave du pôle nord. Puis les choses avaient empiré au-dehors et Reiko avait dû repartir avec Doug et Rosemary, Terry aussi était parti avec son père, mais lui, Cory, était resté dans l’enclave avec ses parents et d’autres réfugiés, et l’armée, et il avait continué sa formation.
Il y avait eu une régression de l’épidémie deux ans auparavant, et les événements avaient semblé reprendre un tour positif : un jour on leur avait annoncé que c’était bon, qu’on pouvait repartir et reconstruire ailleurs. Alors ils étaient redescendus avec d’autres jusqu’au Saskatchewan et s’étaient établis à Estevan, une petite ville qui n’avait pas été trop touchée, jusqu’à présent.
*

Les parents de Cory étaient assis dans le salon, chacun sur un fauteuil recouvert de toile rouge écossaise, de part et d’autre du poste de télé : une vieille télévision analogique avec un tube cathodique comme on n’en voyait plus depuis une bonne vingtaine d’années. Les chaînes crachouillaient un vague programme incompréhensible.
Bon sang, j’ai l’impression d’être remontée dans le temps, pensa Reiko.
Les fauteuils, les tables, les tapis, le canapé, tout le mobilier, toute la maison semblait un décor de sitcom des années 70.
— On a récupéré ce qu’on a pu, il n’y a plus grand-chose depuis un bon moment, dit le père de Cory d’un ton embarrassé, comme si le regard de Reiko avait trahi ses pensées.
— Ne vous en faites pas, je comprends, on reconstruit comme un peut… c’est juste que ça me rappelle ma jeunesse…
Il regarda incrédule son visage sans âge tandis qu’elle se remémorait brièvement cette nuit de 1977 où elle avait dû laisser derrière elle les cadavres de Happy et de Nick.
Cory était un jeune homme à présent, quant aux parents, ils avaient pris un bon coup de vieux entre les événements et le passage du temps. Mais Reiko n’avait pas changé d’un pouce, elle avait juste l’air encore plus désolée que la première fois, à Bangor, quand elle avait sauvé Cory dans la vieille maison.
Elle regarda le gamin - pour elle c’en était encore un malgré ses dix-neuf ans - qui était avachi sur le canapé. Ses boucles blondes encadraient un visage plaisant aux joues parsemées de taches de rousseur, et ses yeux noirs suivaient distraitement les lumières vacillantes sur l’écran de télé. Elle se demanda si un jour il ressemblerait vraiment à un homme ou s’il garderait ad vitam cette bouille de gamin. Il portait un pull distendu en laine élimée vert mousse, un vieux jean et des Vans à damier, qui avaient dû être noir et blanc autrefois. Elle pensa qu’elle était nulle aux échecs, et elle pensa qu’elle l’aurait en fait bien vu porter des Converse. C’était amusant de voir que plus de vingt ans après, l’épidémie de zombies n’avait pas réussi à endiguer cette espèce de revival grunge qu’elle avait observé chez d’autres jeunes survivants. En même temps, vu le peu de vêtements dont on disposait encore et l’usage prolongé qu’on devait en faire, c’était normal de revenir en arrière. Elle sourit tristement et soupira.
 — Je ne peux pas perdre Cory… et je ne peux pas vous perdre non plus. Dès demain matin je vous conduirai chez le Révérend Manning qui s’occupe d’autres survivants, et vous partirez, avec Cory.
A ce moment-là, on entendit appeler au-dehors : « Cory ! Cory ? »

à suivre...

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samedi 21 février 2015

Chapitre IV : 1967 (partie 2)


Jeff appuya de nouveau sur l’accélérateur comme un beau diable et réussit à faire quelques mètres, roulant sur quelque chose de mou qui semblait s’accrocher aux roues – sans doute celui qui rampait sur la plage. Le véhicule patina mais il réussit à se dégager.
Celui qui avait saisi la capote continuait malgré tout à s’y suspendre et les autres avaient grimpé sur le coffre. Jeff essaya de zigzaguer violemment pour les faire tomber mais rien n’y faisait. La capote offrait beaucoup de prises et ils en profitaient. La puanteur était insupportable, il avait chaud, il avait peur. Il aurait voulu qu’on vienne le délivrer de cette abominable nuit, et comme il rageait, donnant des coups de volant désespérés, la capote se déchira et il sentit ce qui avait dû autrefois être une main se poser sur son épaule, puis une autre sur sa tête, puis une autre encore sur son dos.
« Bwwwwwwwwwwwaaaaaaaaaaaaaaahhhh »
Ça ne voulait rien dire, ça résonnait à son oreille. Une monstrueuse douleur lui déchira l’épaule. Il hurla et lâcha le volant. La Thunderbird fit des embardées dans tous les sens, un instant seule à se piloter, comme perdue, puis reprit la direction de la falaise et s’encastra violemment dans un pin.
Jeff Bellamy, à travers l’horreur qu’il était en train de vivre, ne sentit pas le choc de l’accident. La douleur était terrible, l’un des zombies mâchait ce qui lui restait d’épaule, tandis que l’autre, la fille, tombée sur ses genoux, lui dévorait le ventre après lui avoir déchiqueté une partie de la cuisse droite. Il ne voyait pas le troisième, mais son bras gauche le faisait tellement souffrir qu’il ne se posait pas la question : il savait où il était. Lui-même n’arrivait même plus à bouger ni à se débattre. Et là, face à lui, à travers les larmes de souffrance qui brouillaient sa vue, il vit une tête se hisser. Une tête hideuse, rongée, mais pas encore réduite à l’état de squelette. Une tête verdâtre, pourrie, où grouillait la vermine et dont pendaient encore quelques cheveux filasses couverts de fluides morbides. Et au milieu de ce tableau, des dents, deux rangées de dents qui semblaient lui sourire, et un éclat à la fois terne et démoniaque au fond des orbites putréfiées. La chose se hissa au-dessus du pare-brise éclaté : le zombie rampant n’avait pas été tué lorsqu’il avait roulé dessus, il s’était accroché là et avait rampé sur le capot défoncé. Il venait vers lui.
Jeff Bellamy avait fait preuve de beaucoup de courage. Il n’avait vraiment pas envie de devenir un zombie. Il avait fait son possible pour y échapper durant les quelques minutes qu’avait duré son calvaire. Quelques minutes qui lui semblaient des heures. Il hurla une dernière fois et perdit connaissance.

*

Le soleil se levait derrière eux, parsemant les flots de paillettes d’argent. Ils étaient six désormais, face à la mer.
Les morts-vivants.
Deux d’entre eux étaient assis côte à côte, en une sinistre parodie de couple d’amoureux, et semblaient contempler les flots. Un autre, très, très amoché, ondulait dans le sable à côté d’eux. Il y avait une fille zombie, qui traînait le pied le long des vagues, marchant sans savoir où aller, son bikini détaché découvrant des chairs meurtries, sa tête pendant de côté selon un angle presque droit. Derrière elle, un grand zombie traînait la patte. Les deux allaient et venaient, comme s’ils se promenaient. Mais en fait ils attendaient. Ils attendaient que quelqu’un passe et vienne voir, comme l’avait fait Jeff Bellamy.
Quelque chose en eux leur disait qu’il faudrait se mettre en route à plus ou moins longue échéance, mais pour le moment ils restaient là. C’était un bon endroit. The Devil’s Slide, ça s’appelait.
Il y avait une planche de surf brisée posée près d’eux, et un peu plus haut, sur la falaise, une voiture encastrée dans un pin.
Jeff Bellamy ne retournerait jamais à Palo Alto dans sa T-Bird orange. Il ne reverrait pas Pamela. Il ne reverrait pas ses parents et ne reprendrait pas son travail à la bibliothèque. Jeff Bellamy ne sauverait pas le monde par l’amour et la paix. Il ne se baladerait plus à Haight Ashbury. Il n’irait plus voir de concerts des Doors. Il n’irait plus voir de concerts du tout. Il n’écouterait plus de musique. Le balancement des vagues parvenait à ses oreilles. Il pouvait encore l’identifier. Mais pour combien de temps ?
Il y avait encore un peu de vie, un peu de souvenirs, dans sa pauvre tête morte. Mais bientôt il n’y aurait plus que la nécessité de se nourrir, et la ruse qui lui était afférente.
Il eut un instant de clairvoyance et une larme roula sur sa joue déchirée, humectant l’orbite injectée de sang d’un œil qui regardait dans le vide, au-delà de la vie. Un œil que traversa une lueur d’horreur et de désespoir. Il ne voulait pas ça. Il ne voulait pas être un cadavre ambulant, en putréfaction, dégueulasse et horrible à regarder. Il ne voulait pas rester avec les cinq autres – ils le dégoutaient, ils lui faisaient peur – et pourtant il savait qu’il était comme eux à présent. Il savait qu’il devait rester avec eux, lui qui avait toujours détesté faire partie d’une bande. Il devait désormais vivre avec ce troupeau grotesque et effrayant. Il devait rester, prisonnier de ce cauchemar.
Le soleil tapait plus fort à présent, il avait bien commencé à s’élever sur son chemin vers l’ouest, et il frappait le crâne de Jeff de plein fouet, projetant son ombre et celle du pin sur le sol à sa gauche. Il souhaitait que le soleil le cuise, qu’il le fasse cramer comme une vieille saucisse et qu’il le réduise en cendres, qu’il mette fin à son calvaire. Mais le soleil ne l’achevait pas. Le soleil c’était pour ces bêcheurs de vampires que ça marchait, pas pour les pauvres types comme lui. Et ses dernières cellules valides perdaient conscience au fur et à mesure que les minutes passaient. Cela prenait moins de temps qu’il l’aurait cru.
Jeff Bellamy resterait là, adossé au tronc du pin, attendant qu’un voyageur ou un policier, inquiété par la Thunderbird fracassée, vienne voir ce qui avait causé l’accident et regarder s’il y avait des blessés, des survivants.
Jeff Bellamy n’avait plus mal. Son bras à demi rongé et son épaule déchiquetée, sa cuisse dévorée et ses entrailles répandues ne le faisaient pas souffrir. Il lui restait l’essentiel : son cerveau. Et malgré le fait qu’il n’ait plus d’estomac, ce cerveau, clignotant par intermittence d’impulsions électriques survivantes tel un néon mourant, ce cerveau, donc, lui disait une chose : « Manger. Humain. »

*

Il fut surpris de ressentir à nouveau la douleur, juste l’espace d’un instant, comme son crâne explosait. Il se sentit vivant. Tous ses souvenirs lui revenaient. Sa vie d’avant. La funeste nuit où il s’était arrêté sur la falaise. Et puis la suite. L’attente. Le néant. Avec juste cette faim étrange chevillée au corps. Chevillée à l’âme et qui la rongeait.
Il sentit la douleur et il souffrit de se remémorer tout cela. Il souffrit de penser qu’il était devenu un monstre. Et il accueillit cette peine avec joie et gratitude, car elle le délivrait.

« Lieutenant Morrison ? » cracha le Capitaine McQueen dans son talkie-walkie. « C’est Matt McQueen. J’ai terminé. 
— Roger, répondit la jeune femme.
— Vous vous croyez dans un avion, Morrison ? répondit-il amusé. Rejoignez-moi, nous partons pour l’enclave ! »
Le Lieutenant Morrison sourit dans le vague en rangeant son talkie. La jeune femme venait de prendre son service dans la police et n’avait pas encore l’habitude des codes utilisés.
Ses coéquipiers avaient terminé d’empiler les cadavres dont les crânes avaient été consciencieusement évidés, lorsqu’ils n’avaient pas été tout simplement soufflés par leurs copieux tirs d’armes à feux. Ils arrosèrent les corps d’essence et y jetèrent quelques allumettes qu’ils venaient de craquer.
Elle les laissa surveiller le brasier et remonta jusqu’au bord du promontoire.
Le Capitaine McQueen l’attendait, regardant l’océan. Il se tenait près d’une Thunderbird orange en très mauvais état, laquelle était encastrée dans un arbre. Á ses pieds, gisait le cadavre d’un zombie dont la tête avait été explosée.
« Jeffrey Bellamy, » annonça-t-il en brandissant un permis qu’il avait trouvé dans la boîte à gants du véhicule accidenté. « Au moins celui-ci est identifié. On pourra prévenir sa famille. »
Il dévisagea Morrison de ses yeux bleus très pâles, d’une couleur glaciale. La gamine avait apparemment un peu plus d’une vingtaine d’années, cependant elle était plus mature qu’aucun de ses collègues, même les plus expérimentés.
Au début des attaques, lorsque l’armée l’avait envoyée, ils n’avaient pas donné beaucoup de détails. Il n’avait pas posé de questions. Elle ne disait jamais grand-chose, et lui n’était pas du genre curieux. Elle lui rappelait ces vieux indiens qui restaient dans les réserves, pleins de savoir et de secrets. Il avait confiance.
« Il y en a de plus en plus, remarqua-t-elle.
— Ça devient préoccupant… De toute évidence nous arrivons encore à endiguer la contamination, mais j’ai peur que certains ne finissent par passer à travers les mailles du filet.
— Tant que ce sont des groupes isolés, on peut les repérer. Et surtout tant que ce sont des groupes : un groupe, ça n’est pas forcément discret. Ce sont les éventuels individus solitaires qui m’inquiètent.
— Il ne doit pas y en avoir tant que ça, qui ont des velléités d’indépendance. Je crois qu’ils cherchent justement à former de petits groupes dès qu’ils sont transformés. Ils sont plus malins qu’ils n’en ont l’air, mais ils sont lents. Leur nombre leur permet de submerger les victimes : ce sont des créatures grégaires, des bêtes de meute, leur nombre fait leur force. »

à suivre...

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vendredi 20 février 2015

Chapitre IV : 1967 (partie 1)


C’était en plein Summer of Love.
Il s’en souvenait parce que ça l’emmerdait un peu.
Par moments ça lui revenait, ces conneries de hippies qui voulaient changer le monde.
Et finalement, le monde avait changé… mais pas comme on l’espérait.
D’où ça venait ce truc ? Il n’avait jamais su.
Il s’en foutait maintenant.
Il n’arrivait pas à tout se remémorer, mais il gardait à l’esprit que ç’avait été horrible.
C’était après un concert des Doors au Filmore, au mois de juin.
Le 10 juin, c’était.
Le concert avait été génial. Il adorait les Doors.
Morrison au moins, c’était pas un con. Il vous poussait à réfléchir. Même si vous ne pensiez pas comme lui, il titillait votre curiosité et votre intelligence. Il vous ouvrait l’esprit.
Enfin, pour ceux qui écoutaient.
On ne parlait pas trop des zombies pour le moment. Il y avait bien eu des cas isolés qu’on avait répertoriés çà et là, mais lui n’y croyait pas tellement. Il se disait que c’étaient des conneries inventées par les politicards pour manipuler les foules une fois de plus.
Après le concert, il avait pris sa voiture pour retourner chez lui, à Palo Alto. Des amis lui avaient proposé de l’héberger, mais il avait décliné l’invitation : il aimait rouler. Ça lui procurait une sensation de liberté.
Il n’allait pas trop vite, et avait rabattu le toit de sa T-Bird convertible orange, laissant le vent lui souffler dans les cheveux, respirant l’air de la nuit.
Il avait longé la côte et, à mi-chemin, une quinzaine de miles au sud de Frisco, il s’était arrêté pour admirer l’océan luisant dans la nuit.
Il était descendu de la Ford et avait marché jusqu’au bord du promontoire. Il faisait très bon. Il avait fermé les yeux un instant pour respirer, les mains dans les poches, face à l’horizon baigné de ténèbres.
Puis il avait entendu un cri. Un hurlement plus exactement. Une fille qui hurlait.
Il avait regardé en bas, sur la plage. Il avait vu plusieurs silhouettes, dont une qui courait, poursuivie par une autre qui semblait traîner la patte. Deux autres encore étaient assises sur le sable, sans bouger, face aux vagues. Il lui sembla qu’un cinquième protagoniste était allongé sur le sol à plat ventre, mais il bougeait lentement comme une sorte de serpent, comme s’il rampait. Ce devait être un groupe de surfeurs.
Il y avait juste le son des braillements de la fille, un peu couvert par le bruit des vagues, même si l’océan était calme ce soir-là, mais il lui sembla entendre comme des grognements.
Malgré lui, il commença à descendre vers la plage, vers le groupe de jeunes. La fille semblait avoir très peur et ses amis ne bougeaient pas. Elle courait en zigzag, suivie de loin par le gars qui boitait. Et les autres regardaient la mer, sans parler de celui qui rampait derrière eux sans vraisemblablement savoir où aller. C’était étrange.
Comme il s’approchait, une espèce d’odeur de pourri lui effleura les narines, mêlée à l’iode et aux plantes maritimes. Ce n’était pas rare que des rebuts d’égout ou des bêtes crevées s’échouent.
Il regarda vers la fille qui courait : elle avait fini par s’épuiser et avançait péniblement dans le sable, soulevant à peine ses pieds, courbée vers l’avant, les bras ballants. Elle essayait de crier mais s’était cassé la voix et il ne sortait plus de ses poumons que des sifflements rauques, entre deux quintes de toux, comme elle n’arrivait pas à reprendre son souffle. Le gars avec la patte folle n’avait pas modifié son rythme, et il arrivait presque à tendre le bras pour la toucher.
« Hey ! » héla-t-il comme le bras du type s’abattait sur l’épaule de la fuyarde.
Toute la scène se figea. Même le gars qui ondulait par terre s’immobilisa.
Celui qui poursuivait la fille tourna lentement la tête dans sa direction, mais il ne dit rien, comme s’il ne l’avait pas vraiment vu. Mais il l’avait vu. Il serra l’épaule de la fille et elle tomba en arrière, dans ses bras, en poussant des gémissements horrifiés auxquels se mêlaient des sanglots rauques. Elle ne luttait même plus.
Et là, pendant un instant, il crut que le gars l’embrassait : il se pencha bizarrement vers elle, vers son cou. Et Jeff Bellamy – c’était son nom – entendit des bruits bizarres, comme quand on mâche bruyamment quelque chose.
La fille ne fit plus un bruit.
Pendant ce temps, les deux personnages assis face à la mer s’étaient retournés. Il eut l’impression que seules leurs têtes avaient bougé, tournant sur elles-mêmes presque complètement, mais c’était une illusion d’optique. Ils commencèrent à pivoter leurs épaules et leurs torses, le regard fixé sur lui. Il y avait une jeune fille, et un jeune homme. Le type-serpent le fixait aussi, depuis le sol, ce qui était un peu perturbant.
Il ne les distinguait pas très nettement, mais il voyait qu’ils étaient tous trop bizarres. Et cette odeur dégueulasse était de plus en plus forte.
Il commença à flipper.
Il esquissa un pas en arrière, puis un autre, puis un autre.
Les deux qui contemplaient l’océan s’étaient levés. Ils venaient vers lui. Il les entendit émettre des sortes de râles, comme s’ils essayaient de parler. La silhouette féminine semblait marcher correctement, mais le jeune gars était bancal, comme s’il avait un pied cassé, et il lui manquait tout un morceau de bras. Il réalisa que celui qui rampait avait les membres brisés. Il avançait vers lui comme une limace, la bouche ouverte et les yeux vides.
On avait pas mal de drogues insolites en ce moment, mais rien qui provoque de tels désastres. Qu’est-ce que c’était que ces types ?
Il ne se posa pas longtemps la question et s’en voulut à mort de son foutu scepticisme.
Celui qui avait couru après la fille avait laissé le corps inerte de sa proie retomber sur le sable. Il était tourné vers Jeff à présent. Il venait vers lui.
Jeff remonta la colline en courant, ralenti par le sable et les herbes. Il dérapa sur le flanc de la falaise et perdit une chaussure mais ne s’arrêta pas pour la ramasser, il ne se retourna même pas pour voir où en étaient ses poursuivants.
« Merde, merde, merde de putain de merde ! » jura-t-il comme il atteignait la Ford et se précipitait au volant.
Il avait laissé la clé sur le contact et la tourna juste comme le haut d’un crâne apparaissait en haut du tertre.
Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur. Il avait le souffle court. Son pouls emballé résonnait à ses oreilles. Il lui semblait que malgré ses vingt-cinq ans, il allait faire une crise cardiaque.
Il enclencha la capote qui commença à remonter et démarra en marche arrière.
Comme il tournait le volant pour remettre la T-Bird dans l’axe de la route, l’un des types s’agrippa à la capote et l’empêcha de se refermer complètement. Jeff donna un coup d’accélérateur et le corps du type cogna contre le flanc de la voiture avec un bruit dégueulasse, mais il ne lâcha pas prise. Les autres l’avaient rejoint et il entendait leurs borborygmes immondes, des gargouillis qui avaient peine à franchir leurs gorges endommagées.
L’un d’entre eux parlait encore – il devait subsister assez de muscles et de chair pour faire fonctionner ses cordes vocales – enfin, si on pouvait appeler ça parler : « Nnnnourrr…rrrrir… Hhhhommm…me… ».
à suivre...

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jeudi 19 février 2015

Chapitre III : 2007 (partie 3)*


« Papa ? »
Doug prit une profonde inspiration et, alors qu’un second hurlement de détresse leur parvenait, il s’empara de l’arme au tranchant argenté.
« Ne sors sous aucun prétexte, referme derrière moi, barricade tout immédiatement : si j’arrive à le sauver, je me débrouillerai pour grimper sur le toit avec le chien jusqu’à demain matin. De là je pourrai surveiller les issues pendant que tu m’attendras dans la maison. »
Le jeune garçon le fixa avec crainte et confiance mêlées, et ils se dirigèrent vers le garage. L’homme n’emprunta pas le portail métallique, mais se glissa dehors par une petite issue grillagée que Terry verrouilla et barra aussitôt derrière lui.
Ils étaient là, dans l’allée, et sur la pelouse devant la maison, à la fois lents et rapides, arborant des expressions narquoises que l’on distinguait malgré l’affaissement de leurs traits, les parties manquantes de leurs visages et de leurs yeux. Un chien courait de l’un à l’autre, essayant de s’enfuir, et malgré la vitesse de sa course, les implacables choses l’encerclaient, l’empêchant de passer. Le manège semblait se répéter inlassablement : le chien courait, se heurtait aux jambes des zombies, repartait de l’autre côté, échappant de peu à leurs griffes, voyait que le passage lui était interdit et que leur cercle se resserrait de plus en plus, et là il hurlait avant de repartir de plus belle. Doug s’était avancé promptement à découvert, ne voulant pas les attirer vers les issues de la maison. Il tenait son épée verticale devant lui, et pour la première fois, il vit briller la lame.
Oh, elle ne flamboyait pas comme lorsque le roi qui la lui avait léguée la portait, mais elle irradiait une lueur pâle, comme un avertissement discret.
Il aurait voulu se retourner et faire signe à Terry de rentrer dans la cuisine pour qu’il ne voie rien, il sentait que le gamin le regardait à travers la porte aux inserts en verre trempé, qu’ils avaient consolidée avec des grilles, mais il devait feindre de l’ignorer, ne pas attirer l’attention des créatures sur lui.

Elle le remarqua comme il arrivait tout près d’eux. Lisa. Il la reconnaissait à peine tellement sa dégradation était avancée. Elle portait toujours la petite robe trapèze sans manches dans laquelle elle avait disparu pendant l’été, mais à présent, de rose et blanche qu’elle était, elle avait pris une teinte grisâtre, elle était souillée, déchirée, avec des traces de moisissures et de sang séché. Et les quelques longues mèches rousses qui subsistaient sur sa tête étaient couvertes de glèbe et de vermine. Il ne prêtait même plus attention à la puanteur infecte qui régnait autour de lui, aux borborygmes des morts-vivants, aux halètements et aux plaintes du chien qui, pour le moment, parvenait à rester en vie.
Elle s’avança vers lui, traînant une jambe estropiée, au bout de laquelle pendait encore une petite ballerine d’un rose devenu terreux. Quelque chose de luisant au fond de son orbite gauche le fixait : l’œil qui lui restait, et elle souriait, de toutes ses dents, derrière des lambeaux de lèvres et de gencives putréfiées, tendant vers lui des bras qui n’en étaient plus.
« Jaaaaaaaaames… Tu es venu, Jaaaaaaaaaaaaames… »
Il se demanda encore brièvement comment, et d’où, elle avait pu lui téléphoner tous ces soirs, comment elle avait retrouvé le chemin de la maison, et alors qu’elle arrivait à sa hauteur, il rugit de rage et de tristesse et fit tournoyer son épée.
La tête de Lisa tomba au sol avec un bruit sourd et roula sous l’éclat de la lune. Son corps demeura un instant comme figé dans sa course, puis s’affala à son tour sur la pelouse, gélatineux. Terry, derrière la porte du garage, eut un haut-le-cœur. Doug baissa sa garde : c’était si simple de donner la paix, après ces mois d’errance.

« PAPAAAAAAA !!!!! » hurla Terry, la voix étouffée par le blindage, en désignant le groupe de cadavres qui marchaient sur lui : le cri de Doug et la mort de l’une des leurs les avaient alertés et ils s’étaient désintéressés du chien pour des proies plus à leur goût : un grand homme vigoureux, et un petit garçon qu’ils apercevaient caché dans la maison.
Les yeux embués de larmes, Doug se rua vers la masse des morts ambulants et commença à asséner des coups d’épée, tranchant têtes, bras, et troncs, sans plus vraiment calculer ce qu’il faisait. Il s’aperçut alors qu’à donner ainsi de la lame sans méthode, il n’avait pas éliminé suffisamment de zombies et que ceux-ci affluaient vers lui en nombre croissant, rendus encore plus féroces par les blessures qu’il leur avait infligées. L’épée perdait de son éclat et Doug se sentait faiblir.
Il faisait nuit, et sa force était insignifiante comparée à celle qu’il possédait en plein midi. Il recula en titubant et faillit trébucher sur le chien qui accourait vers le garage, vers Terry qui venait d’ouvrir la petite porte.
« Non ! Non ! Terrence, n’ouvre pas ! »
Mais l’enfant ne l’écoutait pas : s’écartant légèrement pour laisser la bête affolée se précipiter dans la maison, il brandit devant lui une énorme brassée de tournesols. D’où le gamin les avait-ils sortis ? Ils étaient lumineux et frais, comme au cœur de l’été, et irradiaient une puissante lumière jaune : la lumière du soleil.
Doug sentit aussitôt ses forces lui revenir et se jeta dans la mêlée, cette fois brandissant efficacement Excalibur et tranchant correctement les têtes des créatures dont les restes tombaient en tas dans l’allée et sur la pelouse.
Les tournesols ne suffiraient pas à le rendre aussi fort qu’en plein jour, ni aussi longtemps, mais ils lui permirent d’abattre assez de monstres pour qu’il puisse rentrer dans la maison avec Terry et barricader solidement la porte. Ils traversèrent le garage, l’un son épée à la main, l’autre les tournesols dans les bras, et atteignirent la cuisine devant laquelle le chien les attendait.
Ils ne purent dormir et attendirent le lever du jour blottis les uns contre les autres, écoutant le son étouffé des raclements et des râles des morts-vivants restants qui s’acharnaient contre les issues et les murs de la maison. Terry serrait contre lui le chien, enfouissant ses narines dans son pelage noir et soyeux, Doug avait entouré l’enfant de son bras et le tenait fermement, appuyant sa joue contre les cheveux lisses et doux de son fils. Il ne pensait plus à Lisa, il ne pensait plus à la Quête du Graal. Il pensait juste qu’il fallait fuir la nuit et ses cohortes de zombies.

Lorsque le soleil fut assez haut dans le ciel, Doug prit des provisions, des couvertures, des armes et les téléphones mobiles. Il fit grimper Terry et le chien dans la Dodge, posa le bouquet de tournesols sur la plage arrière avec l’épée, fit basculer la porte métallique du garage et vérifia qu’aucune créature ne bougeait au sein des restes puants entassés dans l’allée, puis il prit le volant, démarra la voiture et annonça : « c’est au pôle sud qu’il fait jour 6 mois à partir du 21 décembre, et inversement au nord, puis à partir du 21 juin c’est le nord qui est au soleil et le sud à la nuit pour 6 mois. En route. »

[* ce chapitre, intitulé 2007, est paru précédemment sous forme de nouvelle sous le titre 'Gimme Shelter' dans l'anthologie Les Mondes de Masterton dirigée par Marc Bailly aux éditions Rivière Blanche en 2012]

à suivre...

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Les illustrations musicales sont © leurs auteurs respectifs 

 
 

mercredi 18 février 2015

Chapitre III : 2007 (partie 2)*

Il allait devoir sortir mettre un terme à ses souffrances, mais il ne pouvait le faire qu’en plein jour, et il ne savait pas où elle se cachait. Autant chaque nuit elle arrivait à se souvenir non seulement de son numéro de téléphone, mais aussi de son adresse, et elle venait se planter devant la maison, avec d’autres comme elle, pour tenter de le faire sortir, de s’emparer de lui et de Terry, autant chaque jour qui passait où il la cherchait, Doug avait été incapable de dénicher sa tanière.
Ces morts-vivants restaient un mystère pour lui : il avait d’abord supposé qu’ils seraient complètement stupides, mus simplement par une faim insatiable de chair humaine, et qu’ils finiraient par s’entre-dévorer lorsqu’il n’y aurait plus âme qui vive réellement – il avait d’ailleurs pu constater qu’ils se mangeaient déjà entre eux lorsqu’ils ne trouvaient pas de victimes, et parfois par simple bêtise – mais il voyait aussi comment ils se souvenaient, machinalement sans doute, un peu comme s’ils avaient enregistré un programme qu’ils reproduisaient à l’infini, de ce qu’ils avaient été avant, et cela l’incitait à se méfier. Il les soupçonnait donc d’être encore plus dangereux qu’il n’y paraissait car peut-être capables de réflexion, ce qui expliquerait aussi ses difficultés à en dénicher certains, dont Lisa, pendant la journée.
Il s’estimait déjà heureux que ces créatures ne sortent en général que de nuit. Il ne se l’expliquait guère : pour lui, c’étaient les vampires qui sortaient la nuit, les zombies pouvaient sortir n’importe quand. Mais il n’était pas dans un roman de Matheson ou de King, ni dans un film de George Romero : ces abominations avaient leur propres lois et leurs propres caractéristiques. Elles lui rappelaient ces morts-vivants mus par la volonté d’antiques démons… mais non, ça aussi c’était dans un roman, il n’avait jamais vu cela lorsqu’il avait trouvé l’épée, voilà toutes ces vies. Lui souhaitait simplement pouvoir leur échapper, protéger Terry, et, si possible, en anéantir le plus grand nombre. Il avait l’impression de vivre tout à la fois dans une mauvaise réédition de Je suis une légende, cloîtré et presque seul au monde comme Robert Neville, et dans un remake raté de La nuit des morts-vivants pour le côté infestation. Le problème, songea-t-il, c’est que lui-même était une légende, et tout semblait finalement plus simple au temps d’Arthur.

Sentant peser sur lui le regard inquiet de Terry, il se tira de ses pensées et lui fit signe d’approcher.
« Tu vois, lui dit-il en brandissant l’arme, il faut les laisser se pencher vers toi, et leur trancher la tête d’un coup sec. Comme ça. »
La lame siffla dans l’air devant eux et il la reposa sur la table.
« Elle semble très lourde, remarqua le garçonnet.
- Pas tant que ça, son premier porteur l’a eue très jeune, elle s’adapte à celui qui la porte – s’il est élu par elle.
- Et si je n’y arrive pas ?
- Prends-la, il faut que tu saches la manier, qu’au cas où il m’arrive malheur je ne t’entraîne pas dans les ténèbres.
- Est-ce que nous n’y sommes pas déjà, Papa ? »
Doug plaça lui-même la poignée de l’épée dans les mains du petit, les serrant dans les siennes : « Il y a toujours de l’espoir ».

Surpris, Terry constata que le glaive ne pesait pas autant qu’il l’imaginait. Il fit quelques passes dans le vide, devant lui, imitant les gestes qu’il avait vus faire à Doug et suivant les directives que celui qui avait été chevalier lui donnait.
« Et surtout, surtout si je succombe et que je reviens m’attaquer à toi, n’hésite pas : c’est là – annonça-t-il en désignant du doigt sa carotide – qu’il faut appliquer la lame avant de trancher. »
Les yeux du gamin s’embuèrent de larmes à cette pensée, et Doug le serra dans ses bras de toutes ses forces, espérant qu’un peu du courage et de la volonté qui lui avaient permis de traverser les siècles passeraient en cet étrange héritier, dont les immenses yeux couleur d’eaux transparentes le dévoraient. L’enfant avait les capacités nécessaires, il en était certain, il fallait juste qu’il soit confiant et ne se laisse pas envahir par le doute.
Le chevalier avait parfois douté, depuis tous ces siècles, du fait qu’il retrouverait celui qui aujourd’hui était son fils adoptif, et pourtant l’enfant était là. Semblable à ce fils réel que, trop préoccupé par la conquête du calice de Dieu, il avait perdu alors, faute de l’avoir protégé et éduqué.
Il l’avait cherché, pendant tout ce temps : il y avait eu tant d’êtres, filles et garçons, femmes et hommes, qui avaient eu les mêmes yeux clairs, les mêmes cheveux bruns, la même peau veloutée. Il les avait aidés à cheminer dans la vie, à devenir des hommes et des femmes forts et courageux, souvent au prix de ses propres existences sans cesse renouvelées, avant de se rendre compte qu’ils n’étaient pas celui qu’il cherchait : toujours ils gardaient des imperfections, des vices, des faiblesses, que son fils réel n’aurait pas. Alors, malgré cela ou à cause de cela, il continuait de les aimer et de les accompagner, d’accomplir sa mission en les soutenant, mais il savait qu’il s’était trompé, et il attendait de revenir, encore et encore, pour retrouver son petit, pour ne plus l’abandonner comme il l’avait fait lorsqu’il parcourait les ruines de la civilisation arthurienne à la recherche de ses trésors, physiques comme spirituels. Au début il n’en avait pas conscience, il suivait juste son intuition, et se rendait compte de ses erreurs. Puis, au fur et à mesure de ses renaissances, il avait gardé en lui des bribes de chaque expérience, de chaque quête, pour enfin définir qui était l’enfant, et ne plus chercher que lui : c’était cela son Eldorado désormais.
Terrence ne se souvenait pas de manière évidente de Doug, mais ses cellules et son âme reconnaissaient le vigoureux guerrier pour leur père, comme en témoignait le nom qu’il lui avait si facilement donné et l’affection sans limites qu’il lui portait. Lui aussi était revenu, de vie en vie, mais, plus jeune, moins expérimenté que Doug, il n’avait pas appréhendé la chose de la même façon. Il avait simplement prié pour la venue de quelqu’un qui saurait l’aimer sans conditions, comme Doug avait prié pour le retrouver enfin, et en cette fin de monde, leurs prières avaient été exaucées.

Ils furent interrompus dans leur maniement d’armes par un hurlement désespéré qui, malgré l’isolation exceptionnelle de la maison, leur parvint à travers les barricades, déchirant la nuit et glaçant l’homme et l’enfant jusqu’aux entrailles.
Terry regarda son père avec des yeux encore plus grands que de coutume, et Doug sut instantanément que cette nuit, il devrait sortir.
« Papa… c’est un chien, Papa… il est vivant. »
Le chevalier qui avait été le neveu du Roi plongea son regard dans celui, accablé, de son fils. Il pensa que sortir risquer sa vie et celle du gosse pour un simple chien tenait de la folie. Il pensa qu’il vaudrait mieux se boucher les oreilles et attendre que ça passe : ce n’était pas le premier animal auquel les monstres allaient s’en prendre, et malheureusement pas le dernier. Quand ils ne finissaient pas entièrement dévorés, on les voyait parfois errer, versions animales des zombies d’humains, aussi dangereuses : des vaches à demi-décomposées, des chiens ou des chats qui se trainaient… les plus effrayants étaient les chevaux, qui par leur stature et la majesté qu’ils avaient conservée de leur ancienne vie, semblaient des messagers de l’Enfer.

[* ce chapitre, intitulé 2007, est paru précédemment sous forme de nouvelle sous le titre 'Gimme Shelter' dans l'anthologie Les Mondes de Masterton dirigée par Marc Bailly aux éditions Rivière Blanche en 2012]

à suivre...

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