*
Il se trouvait recroquevillé sur le sol rocailleux d’une grotte,
copieusement meurtri mais pas au point de se croire en péril. La crevasse dans
laquelle il reposait était à peine plus grande qu’un cocon de pierre qu’on
aurait construit autour de lui, mais il parvenait à respirer. Il y avait donc
une issue à cette tombe étrange, une issue par laquelle filtrait un air
respirable. Cependant, Wayland n’avait pas la force de bouger. Simplement, il
respirait, et se recroquevillait encore davantage. Il ne sut jamais depuis
combien de temps il gisait là, ni combien de temps il y resterait, mais au bout
de ce qui lui apparut comme une dizaine d’heures, il commença à ressentir de
violents tiraillements à travers tout son corps, et particulièrement dans ses
articulations. Sa chair et ses os le démangeaient terriblement et il se mit à
se frotter frénétiquement sur le sol de la grotte, il ressemblait à un énorme
asticot, ou à un chien au pelage envahi de puces. Il pouvait à peine remuer
dans cette gangue étroite, mais il réussit toutefois à bouger suffisamment les
mains pour planter ses ongles dans ses coudes et ses épaules. Un cri de
surprise et de douleur se répercuta alors dans ses poumons et contre les parois
du roc, résonnant si atrocement à ses tympans qu’il se tût et grinça des dents
avant de cesser de remuer pour se concentrer davantage sur ce que ses doigts
rencontraient dans le noir. Il passa d’abord la main sur son coude gauche, et
sentit à la place de la tête du cubitus, l’épicondyle, une étrange serre de
métal froid qui avait transpercé sa chair. Il demeura un moment les doigts
refermés sur cet appendice, puis de son autre main, palpa son autre bras. Il y
fit la même découverte.
Ses coudes, ses épaules, ses phalanges et jusqu’à ses genoux présentaient
des excroissances métalliques similaires. Déstabilisé, il se demanda s’il
s’agissait d’un prolongement de ses os ou bien de sortes de griffes poussées là
du jour au lendemain. Wayland se tordit dans tous les sens, hurlant et donnant
des coups de pied et de poing contre les parois minérales qui l’entouraient. La
catastrophe, la découverte de son emprisonnement et, à présent, ce phénomène
inattendu, tout cela était trop pour lui. Il s’époumona tant et si bien qu’il
finit par perdre connaissance.
Á son réveil, encore plusieurs heures plus tard, il était en proie à une
faim terrible et à de violentes douleurs dans les os. Tentant de détendre sa
colonne vertébrale, il s’aperçut qu’il avait du mal à se coucher à plat dos.
D’autres petits appendices métalliques en forme de becs d’aigle descendaient le
long de ses vertèbres, de la septième cervicale à la sixième dorsale.
Wayland McKeen se fit soudain l’effet, au fond de son désespoir, d’être
devenu un animal préhistorique et il comprit enfin pourquoi l’Expérience
Kentrosaure s’appelait ainsi.
Suivant sa faim et son instinct, il se mit à jouer des poings et des
coudes contre la paroi. Le métal était si dur qu’il entamait la roche,
produisant de petites étincelles désagréablement aveuglantes. Wayland entreprit
sérieusement l’assaut des blocs de pierre qui l’entouraient et, grâce à ses
serres, dégagea peu à peu un boyau qui, suivant l’endroit d’où lui parvenait
l’air qu’il respirait, devrait le mener à l’extérieur.
Il creusa avec tant de rage qu’il s’épuisa rapidement et dût renouveler
ses efforts à de nombreuses reprises, alternant avec des périodes de repos au
cours desquelles il perdait quasiment connaissance et faisait des rêves
étranges de forêts, de lacs et d’épées, dans lesquels il parcourait à cheval des
paysages et des contrées qu’il ne reconnaissait pas et qu’il oubliait
totalement sitôt qu’il se réveillait.
Lorsque le premier rayon du soleil réussit à filtrer dans le boyau
rocheux foré par Wayland McKeen, il lui brûla cruellement la peau et le força à
fermer un long moment les paupières. Serrant les dents, il se sentit comme une
larve restée trop longtemps à l’abri de la lumière. Le roc s’éboula enfin et
laissa l’homme se relever et se tenir debout à la surface de la Terre.
Et quelle surface ! Aride, désolée, des étendues de désert ocre et
rocailleux à perte de vue, et un soleil implacable, incandescent, blanc et
pourtant rouge, se détachant sur un firmament éblouissant de brume pâle.
La silhouette de McKeen se découpait contre le ciel, telle celle d’un
géant au sommet du tertre qui l’aurait vu naître. Grand, puissant, son corps
uniquement couvert de ses étranges griffes métalliques. Il soupira de tristesse
et de regret à la vue de ce néant qui remplaçait le monde.
Presque aussitôt, mu par son instinct, il se mit en quête de quelque
chose dont il pourrait se nourrir : il n’était plus temps de désespérer
mais de survivre. Il arpenta quelques kilomètres carrés, ne trouvant pas même
une ruine, pas un débris ou une poussière d’objet lui indiquant qu’une civilisation
avait prospéré ici avant que la Terre elle-même ne l’anéantisse.
A bout de forces, affamé, abattu par le soleil qui ne déclinait pas, il
tomba d’inanition.
*
Des mois s’étaient écoulés depuis la renaissance de Wayland McKeen. Il
n’avait pas retrouvé beaucoup de vestiges du monde qu’il avait connu, en dehors
d’une sorte de bunker sous-terrain aménagé, découvert non loin de l’endroit
d’où lui-même était sorti de terre. C’est là qu’il avait déniché le coffre et
les tablettes. Il y avait également dans cet abri des réserves de nourriture et
quelques vêtements. Wayland les usait rapidement compte tenu de ses appendices
métalliques, mais il s’en accommodait.
Lors de l’exploration de Terre, il lui arrivait parfois de tomber sur des
cadavres d’animaux, et à quelques reprises de dépouilles humaines, dont il ne
restait que quelques os et des lambeaux de chair. Il pensait donc ne pas être
seul mais, excepté des insectes et des reptiles, il n’avait encore rencontré
aucun être vivant. Une espèce inconnue de baies vertes et rouges croissait dans
le désert : Wayland s’en nourrissait, ainsi que de sauriens, lorsque ses
pérégrinations le conduisaient trop loin du bunker, mais il ne savait pas si
elles étaient réellement comestibles, étant protégé du poison par les mutations
qu’on lui avait fait subir.
*
La date en est inconnue, mais un jour mémorable se leva nonchalamment sur
Terre. Wayland crapahutait dans les montagnes acérées qu’avait créées
l’explosion partie des Horse Latitudes, lorsqu’il aperçut un objet scintillant
qui filait à travers le ciel où, pour une fois, se dégageait une nappe azurée.
McKeen n’en croyait pas ses yeux : il s’agissait d’un vaisseau
spatial. Il le vit larguer une petite capsule au-dessus du bunker et repartir.
Beaucoup de choses lui avaient paru tenir de l’imaginaire, de la divagation, de
l’impossible, lors de sa vie d’avant. Mais à présent, n’importe quoi valait
mieux que le désert qui l’entourait.
Et il rentra précipitamment au bunker. Et il y trouva quelque chose
d’encore plus étrange que tout ce à quoi il avait pu songer.
L’extra-terrestre était belle, sa peau de statue était d’un intense bleu
turquoise, et elle venait en paix.
Wayland ne s’étonna guère lorsqu’elle lui apprit que ceux de son peuple
l’avaient envoyée là pour créer une espèce nouvelle avec « l’homme aux os
de métal » et repeupler, reconstruire Terre.
Et il apprit à la connaître, à la protéger et à l’aimer. Elle lui
enseigna les coutumes et l’histoire de sa race, et lui celles des humains qu’il
avait connues. Ils vécurent sur les ruines de notre monde et firent des
enfants. Quatre enfants leur naquirent, qui grandirent et arpentèrent en jouant
avec insouciance la surface désertique de ce nouveau monde dont ils pensaient
sans le savoir être les rois… jusqu’au jour où l’un d’eux fut retrouvé à moitié
dévoré et qu’ils ne furent plus que trois.
Alors, Wayland repartit en quête de ces survivants qui semaient des
carcasses. Sa rage le porta nuit et jour, sa tristesse devant la perte de ce
nouvel enfant, faisant écho à celle qu’il ressentait encore pour la perte de sa
famille humaine, le guida à travers les chemins poussiéreux de Terre. Et un
soir il les trouva. Ceux qui, comme lui, avaient survécu au titanesque séisme.
Mais ils n’étaient pas comme lui : ils étaient sortis de terre irradiés,
et déjà morts. Et morts ils continuaient de vivre, et de se nourrir de tout ce
qu’ils trouvaient de vivant.
Wayland se rappela du passé, de ces films d’horreur qu’il s’amusait à
regarder lorsqu’il était gamin, des comics narrant des scénarios terribles
d’invasions de morts-vivants, de populations terrestres réduites en esclavage
par des créatures venues d’ailleurs. Loin de la science-fiction, il se remémora
ensuite l’expérience de 1957 : la cellule zombie injectée de silice qui
pouvait survivre aux températures extrêmes et à la destruction et poursuivre sa
vie tout en étant morte. Puis il se remémora l’épidémie, ce long calvaire qui
s’était étendu sur toutes ces années. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait
pas lu de livres d’anticipation, ni vu de films d’horreur, et aujourd’hui,
telles un essaim d’insectes grouillants, ces créatures, autrefois inventées,
finalement crées et aujourd’hui encore bien réelles, ces immondices qui avaient
résisté au souffle puissant et purificateur des quatre cavaliers – car c’était
cela qu’avaient été les points d’explosion, il le sentait, il avait eu le temps
d’y penser dans son repaire, il avait rencontré le lieutenant Reiko Morrison
dans les années 70 et se souvenait de sa force exceptionnelle et des lueurs
argentées qui transparaissaient sous sa peau, il se souvenait de Doug et de son
épée, Doug qui l’avait pris en stop avec le petit Terry, lorsqu’il marchait
vers le nord avec sa femme et ses enfants, et il y en avait eu d’autres comme eux, des chevaliers, il le savait, et il avait fait le rapprochement ça lui était revenu quand
il avait découvert le coffret et déchiffré les tablettes – ces immondices,
donc, le regardaient, se dirigeaient vers lui, de leur pas traînant et
implacable de cadavres mouvants, accompagnés de ces borborygmes qui
caractérisaient immanquablement leurs apparitions lorsqu’ils n’étaient encore
que de distrayants personnages fictifs dont la troublante existence cessait une
fois le poste éteint ou le livre refermé, et qui au bout du compte avait fini
par ne jamais cesser.
Et Wayland, contre ses propres attentes, ne recula pas, il se battit
contre eux. De ses appendices de métal il déchiqueta des chairs putréfiées,
arracha des crânes aux orbites vides et pourtant douées de vision. Il en
abattit cinq, puis dix, puis cent, mais toujours il en venait, plus nombreux,
plus horribles, à croire que la totalité de l’humanité survivante s’était
réveillée zombie, à moins que l’humanité ait été détruite et que seuls ceux qui
étaient zombies aient survécu : le sacrifice de la Terre avait été
inutile… et il dût battre en retraite.
*
Lorsque Wayland McKeen atteignit son bunker, ce fut pour apercevoir le
vaisseau d’argent qui s’en allait, emportant sa femme et les trois enfants
encore vivants que lui avait apportés cette seconde existence. Il le vit
scintiller dans les cieux ocre et blanc, filant vers le soleil rouge, et quand
il se retourna, du haut de la crête rocheuse qui surplombait sa cache, il
aperçut les hordes qui venaient vers lui, des flots de cadavres dont les pas
pesants et trainards soulevaient la poussière du désert…
« Ouvre-toi ! Mais ouvre-toi ! » hurla-t-il,
enfonçant ses griffes dans l’interstice qui soulignait la serrure de la boîte
et pressant sur elle de toute la puissance de ses muscles de mutant. Memento quia pulvis es, annonçait,
omineux, le couvercle. Mais Wayland n’avait pas peur de ce que contenait le
coffret, Wayland voulait redevenir poussière, il voulait que tous retournent à
la poussière, il tenait enfin le Graal entre ses doigts.
« OUVRE-TOI !!! » hurla-t-il encore avant que le boîtier
ne cède et qu’une lumière aveuglante inonde le désert, soufflant tout sur son
passage à la manière d’une marée de flammes.
FIN
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