Il se trouvait recroquevillé sur le sol rocailleux d’une grotte,
copieusement meurtri mais pas au point de se croire en péril. La crevasse dans
laquelle il reposait était à peine plus grande qu’un cocon de pierre qu’on
aurait construit autour de lui, mais il parvenait à respirer. Il y avait donc
une issue à cette tombe étrange, une issue par laquelle filtrait un air
respirable. Cependant, Wayland n’avait pas la force de bouger. Simplement, il
respirait, et se recroquevillait encore davantage. Il ne sut jamais depuis
combien de temps il gisait là, ni combien de temps il y resterait, mais au bout
de ce qui lui apparut comme une dizaine d’heures, il commença à ressentir de
violents tiraillements à travers tout son corps, et particulièrement dans ses
articulations. Sa chair et ses os le démangeaient terriblement et il se mit à
se frotter frénétiquement sur le sol de la grotte, il ressemblait à un énorme
asticot, ou à un chien au pelage envahi de puces. Il pouvait à peine remuer
dans cette gangue étroite, mais il réussit toutefois à bouger suffisamment les
mains pour planter ses ongles dans ses coudes et ses épaules. Un cri de
surprise et de douleur se répercuta alors dans ses poumons et contre les parois
du roc, résonnant si atrocement à ses tympans qu’il se tût et grinça des dents
avant de cesser de remuer pour se concentrer davantage sur ce que ses doigts
rencontraient dans le noir. Il passa d’abord la main sur son coude gauche, et
sentit à la place de la tête du cubitus, l’épicondyle, une étrange serre de
métal froid qui avait transpercé sa chair. Il demeura un moment les doigts
refermés sur cet appendice, puis de son autre main, palpa son autre bras. Il y
fit la même découverte.
Ses coudes, ses épaules, ses phalanges et jusqu’à ses genoux présentaient
des excroissances métalliques similaires. Déstabilisé, il se demanda s’il
s’agissait d’un prolongement de ses os ou bien de sortes de griffes poussées là
du jour au lendemain. Wayland se tordit dans tous les sens, hurlant et donnant
des coups de pied et de poing contre les parois minérales qui l’entouraient. La
catastrophe, la découverte de son emprisonnement et, à présent, ce phénomène
inattendu, tout cela était trop pour lui. Il s’époumona tant et si bien qu’il
finit par perdre connaissance.
Á son réveil, encore plusieurs heures plus tard, il était en proie à une
faim terrible et à de violentes douleurs dans les os. Tentant de détendre sa
colonne vertébrale, il s’aperçut qu’il avait du mal à se coucher à plat dos.
D’autres petits appendices métalliques en forme de becs d’aigle descendaient le
long de ses vertèbres, de la septième cervicale à la sixième dorsale.
Wayland McKeen se fit soudain l’effet, au fond de son désespoir, d’être
devenu un animal préhistorique et il comprit enfin pourquoi l’Expérience
Kentrosaure s’appelait ainsi.
Suivant sa faim et son instinct, il se mit à jouer des poings et des
coudes contre la paroi. Le métal était si dur qu’il entamait la roche,
produisant de petites étincelles désagréablement aveuglantes. Wayland entreprit
sérieusement l’assaut des blocs de pierre qui l’entouraient et, grâce à ses
serres, dégagea peu à peu un boyau qui, suivant l’endroit d’où lui parvenait
l’air qu’il respirait, devrait le mener à l’extérieur.
Il creusa avec tant de rage qu’il s’épuisa rapidement et dût renouveler
ses efforts à de nombreuses reprises, alternant avec des périodes de repos au
cours desquelles il perdait quasiment connaissance et faisait des rêves
étranges de forêts, de lacs et d’épées, dans lesquels il parcourait à cheval des
paysages et des contrées qu’il ne reconnaissait pas et qu’il oubliait
totalement sitôt qu’il se réveillait.
Lorsque le premier rayon du soleil réussit à filtrer dans le boyau
rocheux foré par Wayland McKeen, il lui brûla cruellement la peau et le força à
fermer un long moment les paupières. Serrant les dents, il se sentit comme une
larve restée trop longtemps à l’abri de la lumière. Le roc s’éboula enfin et
laissa l’homme se relever et se tenir debout à la surface de la Terre.
Et quelle surface ! Aride, désolée, des étendues de désert ocre et
rocailleux à perte de vue, et un soleil implacable, incandescent, blanc et
pourtant rouge, se détachant sur un firmament éblouissant de brume pâle.
La silhouette de McKeen se découpait contre le ciel, telle celle d’un
géant au sommet du tertre qui l’aurait vu naître. Grand, puissant, son corps
uniquement couvert de ses étranges griffes métalliques. Il soupira de tristesse
et de regret à la vue de ce néant qui remplaçait le monde.
Presque aussitôt, mu par son instinct, il se mit en quête de quelque
chose dont il pourrait se nourrir : il n’était plus temps de désespérer
mais de survivre. Il arpenta quelques kilomètres carrés, ne trouvant pas même
une ruine, pas un débris ou une poussière d’objet lui indiquant qu’une civilisation
avait prospéré ici avant que la Terre elle-même ne l’anéantisse.
A bout de forces, affamé, abattu par le soleil qui ne déclinait pas, il
tomba d’inanition.
*
Des mois s’étaient écoulés depuis la renaissance de Wayland McKeen. Il
n’avait pas retrouvé beaucoup de vestiges du monde qu’il avait connu, en dehors
d’une sorte de bunker sous-terrain aménagé, découvert non loin de l’endroit
d’où lui-même était sorti de terre. C’est là qu’il avait déniché le coffre et
les tablettes. Il y avait également dans cet abri des réserves de nourriture et
quelques vêtements. Wayland les usait rapidement compte tenu de ses appendices
métalliques, mais il s’en accommodait.
Lors de l’exploration de Terre, il lui arrivait parfois de tomber sur des
cadavres d’animaux, et à quelques reprises de dépouilles humaines, dont il ne
restait que quelques os et des lambeaux de chair. Il pensait donc ne pas être
seul mais, excepté des insectes et des reptiles, il n’avait encore rencontré
aucun être vivant. Une espèce inconnue de baies vertes et rouges croissait dans
le désert : Wayland s’en nourrissait, ainsi que de sauriens, lorsque ses
pérégrinations le conduisaient trop loin du bunker, mais il ne savait pas si
elles étaient réellement comestibles, étant protégé du poison par les mutations
qu’on lui avait fait subir.
*
La date en est inconnue, mais un jour mémorable se leva nonchalamment sur
Terre. Wayland crapahutait dans les montagnes acérées qu’avait créées
l’explosion partie des Horse Latitudes, lorsqu’il aperçut un objet scintillant
qui filait à travers le ciel où, pour une fois, se dégageait une nappe azurée.
McKeen n’en croyait pas ses yeux : il s’agissait d’un vaisseau
spatial. Il le vit larguer une petite capsule au-dessus du bunker et repartir.
Beaucoup de choses lui avaient paru tenir de l’imaginaire, de la divagation, de
l’impossible, lors de sa vie d’avant. Mais à présent, n’importe quoi valait
mieux que le désert qui l’entourait.
Et il rentra précipitamment au bunker. Et il y trouva quelque chose
d’encore plus étrange que tout ce à quoi il avait pu songer.
L’extra-terrestre était belle, sa peau de statue était d’un intense bleu
turquoise, et elle venait en paix.
Wayland ne s’étonna guère lorsqu’elle lui apprit que ceux de son peuple
l’avaient envoyée là pour créer une espèce nouvelle avec « l’homme aux os
de métal » et repeupler, reconstruire Terre.
Et il apprit à la connaître, à la protéger et à l’aimer. Elle lui
enseigna les coutumes et l’histoire de sa race, et lui celles des humains qu’il
avait connues. Ils vécurent sur les ruines de notre monde et firent des
enfants. Quatre enfants leur naquirent, qui grandirent et arpentèrent en jouant
avec insouciance la surface désertique de ce nouveau monde dont ils pensaient
sans le savoir être les rois… jusqu’au jour où l’un d’eux fut retrouvé à moitié
dévoré et qu’ils ne furent plus que trois.
Alors, Wayland repartit en quête de ces survivants qui semaient des
carcasses. Sa rage le porta nuit et jour, sa tristesse devant la perte de ce
nouvel enfant, faisant écho à celle qu’il ressentait encore pour la perte de sa
famille humaine, le guida à travers les chemins poussiéreux de Terre. Et un
soir il les trouva. Ceux qui, comme lui, avaient survécu au titanesque séisme.
Mais ils n’étaient pas comme lui : ils étaient sortis de terre irradiés,
et déjà morts. Et morts ils continuaient de vivre, et de se nourrir de tout ce
qu’ils trouvaient de vivant.
Wayland se rappela du passé, de ces films d’horreur qu’il s’amusait à
regarder lorsqu’il était gamin, des comics narrant des scénarios terribles
d’invasions de morts-vivants, de populations terrestres réduites en esclavage
par des créatures venues d’ailleurs. Loin de la science-fiction, il se remémora
ensuite l’expérience de 1957 : la cellule zombie injectée de silice qui
pouvait survivre aux températures extrêmes et à la destruction et poursuivre sa
vie tout en étant morte. Puis il se remémora l’épidémie, ce long calvaire qui
s’était étendu sur toutes ces années. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait
pas lu de livres d’anticipation, ni vu de films d’horreur, et aujourd’hui,
telles un essaim d’insectes grouillants, ces créatures, autrefois inventées,
finalement crées et aujourd’hui encore bien réelles, ces immondices qui avaient
résisté au souffle puissant et purificateur des quatre cavaliers – car c’était
cela qu’avaient été les points d’explosion, il le sentait, il avait eu le temps
d’y penser dans son repaire, il avait rencontré le lieutenant Reiko Morrison
dans les années 70 et se souvenait de sa force exceptionnelle et des lueurs
argentées qui transparaissaient sous sa peau, il se souvenait de Doug et de son
épée, Doug qui l’avait pris en stop avec le petit Terry, lorsqu’il marchait
vers le nord avec sa femme et ses enfants, et il y en avait eu d’autres comme eux, des chevaliers, il le savait, et il avait fait le rapprochement ça lui était revenu quand
il avait découvert le coffret et déchiffré les tablettes – ces immondices,
donc, le regardaient, se dirigeaient vers lui, de leur pas traînant et
implacable de cadavres mouvants, accompagnés de ces borborygmes qui
caractérisaient immanquablement leurs apparitions lorsqu’ils n’étaient encore
que de distrayants personnages fictifs dont la troublante existence cessait une
fois le poste éteint ou le livre refermé, et qui au bout du compte avait fini
par ne jamais cesser.
Et Wayland, contre ses propres attentes, ne recula pas, il se battit
contre eux. De ses appendices de métal il déchiqueta des chairs putréfiées,
arracha des crânes aux orbites vides et pourtant douées de vision. Il en
abattit cinq, puis dix, puis cent, mais toujours il en venait, plus nombreux,
plus horribles, à croire que la totalité de l’humanité survivante s’était
réveillée zombie, à moins que l’humanité ait été détruite et que seuls ceux qui
étaient zombies aient survécu : le sacrifice de la Terre avait été
inutile… et il dût battre en retraite.
*
Lorsque Wayland McKeen atteignit son bunker, ce fut pour apercevoir le
vaisseau d’argent qui s’en allait, emportant sa femme et les trois enfants
encore vivants que lui avait apportés cette seconde existence. Il le vit
scintiller dans les cieux ocre et blanc, filant vers le soleil rouge, et quand
il se retourna, du haut de la crête rocheuse qui surplombait sa cache, il
aperçut les hordes qui venaient vers lui, des flots de cadavres dont les pas
pesants et trainards soulevaient la poussière du désert…
« Ouvre-toi ! Mais ouvre-toi ! » hurla-t-il,
enfonçant ses griffes dans l’interstice qui soulignait la serrure de la boîte
et pressant sur elle de toute la puissance de ses muscles de mutant. Memento quia pulvis es, annonçait,
omineux, le couvercle. Mais Wayland n’avait pas peur de ce que contenait le
coffret, Wayland voulait redevenir poussière, il voulait que tous retournent à
la poussière, il tenait enfin le Graal entre ses doigts.
« OUVRE-TOI !!! » hurla-t-il encore avant que le boîtier
ne cède et qu’une lumière aveuglante inonde le désert, soufflant tout sur son
passage à la manière d’une marée de flammes.
Tentant de toutes ses forces d’écarter le couvercle du petit coffre de
basalte qu’il avait si longtemps préservé, réservant cet ultime recours pour le
moment où il en aurait réellement besoin, Wayland McKeen hurla de rage.
En cet instant de panique il lui semblait voir sa vie défiler à toute
allure devant ses yeux, en parallèle avec l’image de la boîte sur laquelle ses
forces et son attention étaient fixées. L’arme absolue se trouvait dans ce
coffret, d’après ce que les tablettes gravées lui avaient appris, et cette
boîte idiote choisissait justement ce moment pour lui résister.
Wayland McKeen s’était lui-même surnommé « le dinosaure ».
Wayland McKeen avait été le seul survivant de notre monde, la civilisation
telle que nous la connaissons l’avait laissé pour mort, livré à lui-même dans
le désert aride d’une Terre post-apocalyptique. Quoique d’apocalypse il n’y ait
réellement point eu, du moins pas au sens où on l’entendait… Wayland pensait
souvent à sa famille, à son épouse et à ses deux enfants. Il se remémorait
leurs visages, il les revoyait dans la lumière de sa mémoire, de purs clichés,
comme dans ces films à l’eau de rose qu’il méprisait tant à l’époque : sa
femme, blonde et éthérée, ses longs cheveux flottant dans une douce brise, lui
souriait au cœur d’un rayon de soleil qui la nimbait d’or pâle telle une
nymphette de David Hamilton, tandis que ses petits venaient tendrement se jeter
dans ses bras et qu’il les faisait virevolter dans l’air printanier, sous une
douce neige de fleurs d’amandier, leur rire cristallin s’élevant dans le bleu
d’un ciel sans nuages. Toute sa vie passée s’était résumée à une unique pensée,
à un but singulier : les protéger, assurer leur survie dans une société de
plus en plus hostile qu’il regardait avec angoisse se dégrader davantage chaque
jour.
C’est pour cette raison que lorsque l’armée avait annoncé qu’elle
cherchait des cobayes pour « L’Expérience Kentrosaure » — une
manipulation génétique visant à modifier l’organisme afin de le rendre plus
résistant aux coups, aux blessures à l’arme blanche, aux blessures à l’arme à
feu, au vieillissement et aux poisons, Wayland s’était porté volontaire. Il
avait pourtant une sainte horreur des manipulations génétiques et des
expériences visant soi-disant à améliorer la condition humaine, mais qui en
réalité servaient à exploiter les masses populaires, à augmenter leur folie et
leur dépendance, et à renflouer les caisses des états et de certains de leurs
dirigeants. Il se souvenait encore de ce jour d’été de 1957 où, encore
adolescent, prenant une pause au milieu de sa journée de travail dans la ferme
de son père qu’il aidait pendant les vacances, il était tombé sur un article
annonçant que l’on avait réussi à faire vivre une cellule zombie : selon
l’article, des scientifiques avaient récupéré une cellule organique morte et
l’avaient traitée, avec notamment une solution à base de silice, de manière à
ce que, tout en restant en l’état, elle continue à assurer les fonctions
qu’elle effectuait de son vivant. « Pourquoi ? » s’était-il
demandé. « Pourquoi s’escrime-t-on à faire revivre une cellule morte alors
que nous disposons des moyens de faire survivre une cellule
vivante ? » Il n’avait pourtant pas été vraiment surpris car en tant
que mordu de science-fiction, les expériences étranges, les découvertes
improbables et les vies extra-terrestres lui semblaient du domaine du probable.
Pour la cellule zombie, il avait été question d’une supercherie et de nombreux
journalistes de la presse dite underground s’étaient posé la question :
était-ce vrai ? Si c’était vrai, pourquoi n’en parlait-on pas aux
infos ? Et nombre de questionnements qui n’avaient jamais vraiment trouvé
de réponse. Wayland ne s’était pas posé la question longtemps, pour lui, dans
l’esprit des puissants, tout ce qui favorisait l’ignominie et le néant, la
dégradation, l’aliénation et l’exploitation – imaginez des ouvriers morts mais
vivants qui travailleraient gratuitement, ne se plaindraient pas, seraient
remplacés comme des pièces automobiles – était du domaine du possible.
Mais d’un autre côté, si ces procédés pouvaient l’aider lui à protéger
ceux qu’il aimait, il était prêt à tenter le coup pour ce qu’on appelait donc
l’Expérience Kentrosaure.
Il n’était rien ressorti de ces mois passés à ingurgiter des métaux
divers sous forme de dosettes qui n’avaient d’homéopathique que leur apparence.
Absolument rien hormis une jeunesse conservée inhabituellement longtemps, qui
faisait qu’à plus de soixante-dix ans au moment de « la fin », il en
paraissait toujours quarante : un bel homme dans la force de l’âge, d’une
endurance et d’une résilience hors-normes – qui ne l’intriguaient pas vraiment
car il avait toujours été d’une constitution puissante, même avant son
traitement – ce qui lui avait été bien utile pour les nombreux déplacements de
foules visant à fuir les zones contaminées, durant lesquelles il avait dû venir
en aide non-seulement à ses proches mais aussi à de nombreux autres rescapés.
N’ayant remarqué rien d’autre que cette inhabituelle lenteur à vieillir,
lorsque la catastrophe s’était produite, Wayland s’était attendu à mourir.
Non, cela n’avait pas été — malgré les nombreux conflits qui souillaient
le globe — la bombe atomique, ni aucune autre arme de destruction massive
pensée par les humains, ni une catastrophe climatique, pas même la fameuse
cellule zombie qui avait pourtant réduit la presque totalité de l’humanité à
l’état de masse mort-vivante.
Simplement, un beau matin de janvier 2017, alors que l’épidémie zombie
qui s’étendait depuis plus de soixante ans avait, malgré les efforts déployés
pour l’endiguer, contaminé plus de neuf dixièmes du globe, la surface de la
terre s’était fendue le long du 102ème méridien ouest, et
simultanément selon la ligne de l’équateur, entre celui-ci et les deux
tropiques, à l’endroit où s’opérait habituellement la convergence
inter-tropicale. Il y avait eu une grosse explosion lumineuse, un souffle
inexpliqué, déclenché par quatre sources distinctes placées plus ou moins le
long des lignes et qu’on n’avait pas eu le temps d’identifier. Et ainsi, de
haut en bas, des secousses sismiques monstrueuses et des déferlements de lave
et de magma avaient ébranlé la planète, vaporisant les océans et fissurant les
terres, ne laissant même pas à ses habitants quels qu’ils soient le temps de
réaliser ce qui se passait. Au beau milieu de la catastrophe, Wayland avec les
quelques rares centaines d’autres victimes qui n’avaient pas encore été
contaminées par les zombies avait été englouti dans une faille et s’était cru
mort… jusqu’à son réveil.
La tignasse
blonde et bouclée du jeune homme s’immobilisa et il tourna lentement son regard
vers la femme, les fossettes qui ornaient ses joues disparurent avec son
sourire tandis que ses parents poussaient un soupir désolé.
— Je vais voir,
vous restez là, ordonna fermement Reiko.
Elle se dirigea
vers la porte d’entrée et ouvrit. Une toute jeune fille aux longs cheveux
châtains se tenait dans l’allée près de la boîte aux lettres. Elle portait une
chemise en flanelle rouge et noir à carreaux et un jean déchiré taillé en
bermuda par-dessus des collants noirs et aux pieds de vieilles rangers
également noires. Elle souriait aimablement en direction de la maison, ses
lèvres étaient maquillées d’un joli rouge.
— Julie ? demanda Reiko.
Julie fit un
petit signe de la main, ce fut suffisant à son interlocutrice pour définir son
état, mais Cory s’était déjà précipité vers sa petite-amie qui tendait les bras
pour le recevoir.
— Non !
rugit Reiko s’interposant entre eux juste à temps pour réceptionner Julie dans
ses bras et pousser le jeune dans la pelouse où il tomba lourdement à plat
ventre. Tout en se redressant, il entendit un craquement hideux tandis que sa
protectrice brisait les vertèbres de la jeune fille.
— Tu vois !
dit-elle à Cory alors qu’elle maintenait le corps inanimé de Julie contre elle,
le soutenant avec une étrange tendresse et un respect qui contrastait avec la
brusquerie dont elle venait de faire preuve : tout l’arrière de la tête est
défoncé, et le dos aussi est en putréfaction. Ils sont malins, ils peuvent
encore vous cacher ce qu’ils sont lorsque c’est comme ça. Elle se serait
tournée, tu aurais su…
Reiko secoua
avec application le cadavre et la tête de Julie, et la matière autrefois grise
se répandit sur la pelouse avec un bruit de tomates pourries.
Cory était
consterné, et ses parents, restés sur le seuil de la maison, regardaient la
scène d’un air désolé. Le monde était comme ça maintenant. C’était la fin d’une
civilisation qu’on avait tenté de faire durer malgré tout et qui était à
présent usée jusqu’à la corde.
Ils avaient
longtemps pensé que ça viendrait d’autre chose : les guerres tuaient assez
de monde depuis toujours, les conflits, la folie, le manque d’amour que les
humains avaient pour eux-mêmes. Mais non, ç’avait été les zombies. Et comme
cela avait été long et insidieux durant ces soixante dernières années…
*
Les pales du
vieux BELL 429 produisaient un vacarme assourdissant. Cory était assis à côté
du Révérend Manning et ses parents se tenaient en face d’eux. Une petite armada
d’hélicoptères était venue les chercher, eux et les autres survivants que le
Révérend cachait dans son église. C’était amusant, avait pensé le jeune homme,
de voir ce petit groupe d’humains, de tous âges, sexes, nationalités,
obédiences, attendant sagement qu’on vienne les emporter dans les airs. C’était
comme l’arche de Noé. Seuls quelques-uns savaient ce qui se passerait. Évidemment, Reiko était restée en bas. Il savait qu’ailleurs,
Rosemary, Doug, et Terry – qui avait survécu avec son protecteur et était
devenu un homme, un guerrier lui aussi – étaient aussi quelque part en bas, en
train d’attendre. Les derniers militaires étaient arrivés peu avant et
n’avaient pas perdu de temps pour faire monter tout le monde dans les
hélicoptères, on aurait dit un essaim de machines qui commençait sa migration.
Il y avait un homme étrange assis avec eux, un jeune homme avec un magnifique
visage aux contours parfaitement ciselés, aux pommettes hautes et saillantes, aux grands yeux très clairs, presque transparents tellement ils étaient
clairs, qui brillaient sous sa frange brune. Il était grand et mince quoique
son corps semble puissant, et il irradiait une sorte de lumière. Il regardait
Reiko en bas, et souriait calmement dans sa direction, d’une bouche parfaite
elle aussi. Il souriait à Reiko, comme ça, de loin, paisiblement, malgré les
hordes de zombies qui accouraient vers elle. Reiko savait ce qu’elle avait à
faire. Elle brillait beaucoup aujourd’hui, songeait Cory, sa peau étrange
revêtait enfin son éclat au grand jour. Sa lumière ressemblait un peu à celle
qui émanait de cet individu dans l’hélico. Il aurait aimé savoir ce que pensait
et ressentait Reiko à ce moment même, elle qui savait bien, malgré ce qu’elle
essayait de faire, qu’elle ne pourrait jamais être à tous les endroits à la
fois pour protéger et sauver tout le monde. Il se demandait si elle était
frustrée, résignée, ou si elle pensait finalement, après ces années de lutte,
comme le Colonel Bluehorse, que chacun avait son chemin à accomplir et que
c’était le destin. Il se remémora les histoires incroyables que le vieil Indien
Cree lui avait narrées : des histoires comme quoi toutes les choses de la
Terre avaient une âme, que tous étaient les cellules d’un même Grand Esprit,
que la magie de la Terre courait aussi dans ses veines, dans les animaux, les plantes, les montagnes, les océans, dans le ciel, les
éclairs, les nuages et au-delà, que l’infestation n’était qu’une épreuve parmi
toutes celles qui avaient jalonné l’histoire de l’humanité, un test, une leçon,
que les gens dans les vaisseaux savaient, mais que c’était à chaque zombie chez qui subsistait une étincelle de vie de
trouver en lui la réponse, et à chaque humain resté humain, de faire pareil,
mais que tout ça lui serait expliqué en temps voulu, si jamais la solution
n’était pas trouvée assez vite. Bluehorse avait vu tout de suite que Cory ne le
croyait pas, alors il n’avait pas insisté, et il avait gentiment penché vers
lui sa longue chevelure noire nattée où pendaient toujours quelques plumes
d’aigle : « Un jour tu te souviendras de ce que fait Rosemary, et de
ce que fait Reiko, et tu laisseras tes dons te guider toi aussi ».
Cory se sentit
triste. Il regarda ses parents, qui lui souriaient, et serra la main du
Révérend assis à côté de lui. Otis Manning l’avait intimidé depuis leur
première rencontre. Il était très grand et très carré, vraiment imposant, sa peau était noire, et
il était constamment souriant, et d'un calme extrême. Ce calme perturbait toujours un peu Cory,
lui rappelant ce fameux adage, le calme avant la tempête. Sentant que
Cory avait besoin d’être rassuré par quelques explications, il lui apprit que
le jeune homme étrange était connu d’eux sous le nom de Gabriel et qu’il était
ce qu’on pouvait appeler la moitié de Reiko – ou peu importait son nom humain –
et que tous les êtres vivants avaient une moitié comme ça, mais que peu s’en
souvenaient pour le moment, et il lui dit aussi que Reiko n’avait pas encore
terminé son apprentissage et que c’est pour cela qu’elle restait en bas, tout
comme lui, Cory, devrait redescendre bientôt, puisque sa formation était
pratiquement achevée, pour aider à reconstruire. Les parents de Cory semblaient
à la fois abasourdis et étrangement sereins, comme s’ils ne réalisaient pas
qu’ils étaient en pleine apocalypse et qu’on leur annonçait un programme
dépassant l’entendement humain. Gabriel regardait toujours en bas, et Reiko
irradiait de plus en plus, elle avait épuisé ses munitions et se battait
désormais à mains nues contre les zombies qui commençaient à la submerger. Si
elle s’était trouvée à bord de l’hélicoptère avec eux, elle aurait remarqué que
le visage de cet être lumineux était le même que celui de Nick et elle se
serait souvenue. Mais pour le moment elle devait achever sa mission, et
d’ailleurs Cory la soupçonnait de ne plus penser, de se battre comme une
machine prête à exploser. Il regarda vaguement Gabriel et se dit qu’on appelait
peut-être ces créatures des anges selon certaines croyances, il pensa à ce que
le Révérend lui avait dit, et au Colonel Bluehorse, et imagina que Doug et les autres aussi, devaient
jouer la même scène, chacun dans son coin du monde ou de ce qu’il en restait.
Ils vaincraient,
il l’espérait, il ne voulait pas revenir pour se battre comme eux, il ne
voulait pas être un chevalier, même s’il avait suivi cette formation. Il se
rendait compte en cet instant qu’en réalité il ne savait rien, qu’il avait
toujours rejeté ces évidences bizarres avec incrédulité et qu’il ne saurait pas
comment en faire sa vraie vie. Il voulait une vie normale, il voulait la paix,
il ne voulait pas être leur Galaad, celui qui reviendrait après que les quatre chevaliers qui renaissaient sans cesse sous ces formes diverses, Lancelot, Perceval, Gauvain et son fils
Gingalain, auraient échoué. Il se mit à prier pour qu’ils réussissent à sauver
le monde, mais il se demanda où se trouvait celui qui était Arthur.
Soudain, alors
qu’ils étaient très haut et que Reiko n’était plus qu’un petit point de lumière
entouré de milliers de points sombres, son rayonnement s’intensifia. Très
rapidement, il y eut une montée de lumière qui irradiait autour du noyau formé
par Reiko dans un brouhaha d’ouragan qui ressemblait au bruit des vagues
déchaînées pendant une tempête, une sorte de poussière lumineuse monta vers le
ciel, puis une explosion au son étouffé qui souffla tout sur son passage… et
Cory fut aveuglé par une masse étrange qui se découpa au-dessus de
l’hélicoptère. C’était comme si une forme transparente se décollait du ciel
au-dessus d’eux et prenait corps au milieu des nuages et du ciel bleu,
traversée par les rayons du soleil, irradiant la même lumière que Reiko mais
incommensurablement plus puissante. Ses yeux s’habituèrent peu à peu et il
distingua comme le dessous d’un vaisseau aux formes rappelant celles d’une baleine
géante, un immense vaisseau dont il ne voyait pas les limites, plus grand qu’un
porte-avion, plus grand que dix stades de foot, plus grand qu’un village ou
qu’une petite ville.
« On rentre
à la maison, » dit Gabriel d’une voix douce.
Ils arrivent, je les entends. Ma jambe me fait atrocement mal.
Impossible de remonter… et tant mieux, au moins ils mettront un peu plus de
temps à m’avoir… Dieu qu’est-ce que je suis venu faire dans cette baraque. J’ai
peur, j’ai peur… il ne fallait pas sortir… Pourquoi suis-je si curieux,
pourquoi…
Mon Dieu, un frôlement… ils respirent !
Ils respirent derrière moi… Maman… Maman !
Cory Eric Peters
se recroquevilla et pressa fort ses paupières afin de ne pas voir l’horreur
s’abattre sur lui.
*
— Maman ?
Maman, tu es venue me chercher ?
— Shh, je ne
suis pas ta Maman. Attrape mon bras, Cory.
Sans réfléchir,
le gamin entoura de ses bras le cou de celle qui avait parlé, à l’aveuglette,
dans le noir, il put seulement sentir qu’il s’agissait d’une femme. Il fut
abasourdi lorsqu’elle le souleva, il se sentait léger comme une plume, plus
léger qu’il ne s’était jamais senti, même lorsqu’il n’était encore qu’un bébé,
il y a une dizaine d’années. Mais les renâclements des monstres le tirèrent de
ses pensées. Elle le serra plus fort, d’un seul bras, tandis que de sa main
libre elle s’agrippait au mur. Il se sentit grimper. Un instant il eut l’impression
d’être transporté par Spiderman. L’inconnue rampait le long de la paroi telle
un lézard, agile, silencieuse, peut-être difficile à repérer pour les
créatures. Ses longs cheveux étaient froids, sa peau aussi, semblait froide,
dans le cou où le gamin avait immédiatement enfoui son visage, en un réflexe de
protection. Un instant, il eut très peur, peur qu’elle soit des leurs, qu’elle
soit venue le prendre, pour le leur livrer. Mais elle n’avait rien de commun
avec ces horreurs, elle sentait bon, et il se trouvait tellement rassuré dans
ses bras, et après la première impression, on aurait finalement dit que sa peau
chauffait.
Même ses parents
ne réussiraient pas à le rassurer autant, il les savait vulnérables en cet
instant, à la merci des troupes implacables. Il aurait voulu qu’elle aille les
chercher, eux aussi.
— J’irai, je te
le promets, mais je dois d’abord te mettre en sûreté.
Elle avait lu
dans ses pensées… Cory resserra son étreinte comme ils débouchaient dans la
pièce qui servait autrefois de salon. Il n’ouvrit pas les yeux, il avait trop
peur. Il connaissait par cœur le décor de la pièce. Le décor de la maison. Les
tapisseries victoriennes passées, déchirées, rongées et décolorées par le
temps, derrière lesquelles se dissimulaient les cafards et la vermine, les
bardeaux de bois délabrés, le jardin étrange envahi d’herbes folles, et les
pierres tombales brisées, au fond, vers la clairière, où pour se faire peur il
s’amusait à imaginer que la nuit rôdaient des vampires. Ce manoir en ruines
abritait ses jeux d’enfant solitaire et taciturne depuis que lui et sa famille
avaient emménagé près de Bangor. Á présent il n’avait plus besoin d’imaginer
des choses pour se faire peur : les choses qui faisaient peur étaient
vraiment là, et c’était loin d’être des créatures aristocratiques et
mystérieuses comme les vampires.
—
Reuaaaaaaaahhhrrhhhh…
Les grognements
lancinants, les bruits de pas traînants sur le parquet grinçant, les chocs
sourds des chutes sur les revers des tapis mités, le firent frissonner de tout
son être. Elle dût sentir son petit corps se crisper car elle le serra plus
fort et dit :
— Surtout
accroche-toi, et n’ouvre les yeux sous aucun prétexte !
Il eut
l’impression d’être emporté par un ouragan, elle se mit à courir, et il sentit
qu’elle traversait la pièce, le couloir, la demeure entière de part en part, le
bruit de ses bottes résonnant comme des coups de boutoir au milieu des autres
qui rampaient, traînant la savate. C’était comme s’il sentait l’air le
fouetter, comme s’ils couraient dehors en plein vent, tellement elle allait
vite à travers l’enfilade de pièces en ruines. Il entendait les bruits, les
borborygmes, il sentait les mains avides qui se tendaient vers eux, qui
accrochaient parfois ses bras, ses cheveux, la puanteur âcre, insoutenable,
mais il percevait la contraction des muscles puissants de celle qui le portait.
Elle fonçait dans le tas sans s’arrêter une seconde, brisant sous ses coups
d’épaules d’autres épaules, bousculant des corps qu’elle envoyait bouler et
s’écraser contre les murs du couloir, et elle courait, vite, puissamment, elle
l’emportait loin de tous ces morts. Comme elle le lui avait demandé, il
n’ouvrit pas les yeux, mais il se sentit soulagé lorsqu’il reconnut le bruit
des talons claquant sur les marches du perron.
Après quelques
pas dans l’allée, elle se retourna face à la bâtisse, prit quelque chose à sa
ceinture et le lança.
Cory eut le cœur
gros en percevant l’explosion, si forte que le souffle chaud les repoussa de
plusieurs mètres et que le bruit lui enleva pendant de longues secondes la
faculté d’entendre. La cachette qui avait abrité ses secrets et ses rêveries
depuis sa plus tendre enfance ne serait plus. A cause de ces monstres, de ces
choses horribles qui avaient commencé à envahir la ville un mois auparavant. Il
se sentait comme un enfant, comme un tout petit enfant : depuis l’arrivée
des créatures il avait eu l’impression de régresser, de redevenir le gamin de
maternelle craintif dont les parents ne voulaient pas qu’il regarde les infos
où des images de l’invasion étaient constamment diffusées. Il ne se
reconnaissait plus, il voulait juste se recroqueviller au fond d’un trou où
aucun zombie ne le trouverait. Il voulait juste redevenir un fœtus dans le
ventre de sa mère et ne rien savoir.
— Ne pleure pas,
Cory, quand tout sera fini, je reviendrai, et je reconstruirai ce que j’ai
détruit, ou du moins j’essaierai d’aider à reconstruire.
*
C’était il y a
six ans, et en fait rien n’avait été fini, et Reiko n’avait pas pu endiguer
l’invasion du Maine et les avait emmenés avec elle vers le nord, vers la
fameuse enclave où des réfugiés avaient reconstitué un semblant de vie, une vie
barricadée dans un fort de métal et de glace, une vie sans cesse à la merci de
l’arrivée des créatures mais une vie quand même, où on parvenait parfois à
oublier l’extérieur et le danger, où on se prenait de nouveau à espérer.
Il y avait connu
d’autres gens, d’autres jeunes comme lui dont on poursuivait l’éducation et la
formation en attendant que les choses s’arrangent, ou pas. Il avait grandi, il
avait suivi un entraînement spécial avec un autre gamin qui s’appelait Terry et
qui était arrivé là en même temps que lui avec son père Doug, son chien, et un
grand gaillard appelé Wayland qu’ils avaient pris en stop et qui ressemblait à Wolverine. Il y
avait plein de types de l’armée, plein d’armes et de matériel, des provisions,
des instructions. Il y avait même une grand-mère étrange, Rosemary, qui
soignait les gens en appliquant ses mains sur leurs blessures et leurs douleurs
et qui leur donnait des cours.
Parfois, on les
faisait rentrer dans une salle spéciale, sous la terre, dont les parois étaient
étayées de structures métalliques semblables à des grilles d’argent, et ils
entendaient de grands bruits étranges, comme des sortes de moteurs dont le
timbre ressemblait en fait à un long cri de baleine. Ces jours-là, seuls
quelques militaires, comme le vieux Colonel Bluehorse, et quelques anciens
comme Rosemary, avaient le droit de monter rencontrer les pilotes de ce que
Cory pensait être des avions de guerre ultrasophistiqués. Et lorsque les vrombissements
de moteurs se faisaient entendre, les barres métalliques qui sécurisaient les
caves se mettaient à briller comme des choses vivantes, leur lumière
ressemblait à celle argentée des étoiles.
Un jour que Cory
lui avait posé la question, intrigué par ce qu’il appelait « les bruits de
baleine », le Colonel Bluehorse, qui sécurisait l’enclave depuis une vingtaine d'années, lui
avait raconté des histoires tellement insolites qu’il n’avait pas tout cru, malgré
toutes les bizarreries auxquelles il avait assisté depuis tout le temps qu’il
était dans l’enclave du pôle nord. Puis les choses avaient empiré au-dehors et
Reiko avait dû repartir avec Doug et Rosemary, Terry aussi était parti avec son
père, mais lui, Cory, était resté dans l’enclave avec ses parents et d’autres
réfugiés, et l’armée, et il avait continué sa formation.
Il y avait eu
une régression de l’épidémie deux ans auparavant, et les événements avaient semblé
reprendre un tour positif : un jour on leur avait annoncé que c’était bon,
qu’on pouvait repartir et reconstruire ailleurs. Alors ils étaient redescendus
avec d’autres jusqu’au Saskatchewan et s’étaient établis à Estevan, une petite
ville qui n’avait pas été trop touchée, jusqu’à présent.
*
Les parents de
Cory étaient assis dans le salon, chacun sur un fauteuil recouvert de toile
rouge écossaise, de part et d’autre du poste de télé : une vieille
télévision analogique avec un tube cathodique comme on n’en voyait plus depuis
une bonne vingtaine d’années. Les chaînes crachouillaient un vague programme
incompréhensible.
Bon sang, j’ai l’impression d’être remontée
dans le temps, pensa Reiko.
Les fauteuils,
les tables, les tapis, le canapé, tout le mobilier, toute la maison semblait un
décor de sitcom des années 70.
— On a récupéré
ce qu’on a pu, il n’y a plus grand-chose depuis un bon moment, dit le père de
Cory d’un ton embarrassé, comme si le regard de Reiko avait trahi ses pensées.
— Ne vous en
faites pas, je comprends, on reconstruit comme un peut… c’est juste que ça me
rappelle ma jeunesse…
Il regarda
incrédule son visage sans âge tandis qu’elle se remémorait brièvement cette
nuit de 1977 où elle avait dû laisser derrière elle les cadavres de Happy et de
Nick.
Cory était un
jeune homme à présent, quant aux parents, ils avaient pris un bon coup de vieux
entre les événements et le passage du temps. Mais Reiko n’avait pas changé d’un
pouce, elle avait juste l’air encore plus désolée que la première fois, à
Bangor, quand elle avait sauvé Cory dans la vieille maison.
Elle regarda le
gamin - pour elle c’en était encore un malgré ses dix-neuf ans - qui était
avachi sur le canapé. Ses boucles blondes encadraient un visage plaisant aux
joues parsemées de taches de rousseur, et ses yeux noirs suivaient
distraitement les lumières vacillantes sur l’écran de télé. Elle se demanda si
un jour il ressemblerait vraiment à un homme ou s’il garderait ad vitam cette
bouille de gamin. Il portait un pull distendu en laine élimée vert mousse, un
vieux jean et des Vans à damier, qui avaient dû être noir et blanc autrefois.
Elle pensa qu’elle était nulle aux échecs, et elle pensa qu’elle l’aurait en
fait bien vu porter des Converse. C’était amusant de voir que plus de vingt ans
après, l’épidémie de zombies n’avait pas réussi à endiguer cette espèce de
revival grunge qu’elle avait observé chez d’autres jeunes survivants. En même
temps, vu le peu de vêtements dont on disposait encore et l’usage prolongé
qu’on devait en faire, c’était normal de revenir en arrière. Elle sourit
tristement et soupira.
— Je ne peux pas
perdre Cory… et je ne peux pas vous perdre non plus. Dès demain matin je vous
conduirai chez le Révérend Manning qui s’occupe d’autres survivants, et vous
partirez, avec Cory.
A ce moment-là,
on entendit appeler au-dehors : « Cory ! Cory ? »
Jeff appuya de
nouveau sur l’accélérateur comme un beau diable et réussit à faire quelques
mètres, roulant sur quelque chose de mou qui semblait s’accrocher aux roues –
sans doute celui qui rampait sur la plage. Le véhicule patina mais il réussit à
se dégager.
Celui qui avait
saisi la capote continuait malgré tout à s’y suspendre et les autres avaient
grimpé sur le coffre. Jeff essaya de zigzaguer violemment pour les faire tomber
mais rien n’y faisait. La capote offrait beaucoup de prises et ils en
profitaient. La puanteur était insupportable, il avait chaud, il avait peur. Il
aurait voulu qu’on vienne le délivrer de cette abominable nuit, et comme il
rageait, donnant des coups de volant désespérés, la capote se déchira et il
sentit ce qui avait dû autrefois être une main se poser sur son épaule, puis
une autre sur sa tête, puis une autre encore sur son dos.
« Bwwwwwwwwwwwaaaaaaaaaaaaaaahhhh »
Ça ne voulait
rien dire, ça résonnait à son oreille. Une monstrueuse douleur lui déchira
l’épaule. Il hurla et lâcha le volant. La Thunderbird fit des embardées dans
tous les sens, un instant seule à se piloter, comme perdue, puis reprit la
direction de la falaise et s’encastra violemment dans un pin.
Jeff Bellamy, à
travers l’horreur qu’il était en train de vivre, ne sentit pas le choc de
l’accident. La douleur était terrible, l’un des zombies mâchait ce qui lui
restait d’épaule, tandis que l’autre, la fille, tombée sur ses genoux, lui
dévorait le ventre après lui avoir déchiqueté une partie de la cuisse droite.
Il ne voyait pas le troisième, mais son bras gauche le faisait tellement
souffrir qu’il ne se posait pas la question : il savait où il était.
Lui-même n’arrivait même plus à bouger ni à se débattre. Et là, face à lui, à
travers les larmes de souffrance qui brouillaient sa vue, il vit une tête se
hisser. Une tête hideuse, rongée, mais pas encore réduite à l’état de
squelette. Une tête verdâtre, pourrie, où grouillait la vermine et dont
pendaient encore quelques cheveux filasses couverts de fluides morbides. Et au
milieu de ce tableau, des dents, deux rangées de dents qui semblaient lui sourire,
et un éclat à la fois terne et démoniaque au fond des orbites putréfiées. La
chose se hissa au-dessus du pare-brise éclaté : le zombie rampant n’avait
pas été tué lorsqu’il avait roulé dessus, il s’était accroché là et avait rampé
sur le capot défoncé. Il venait vers lui.
Jeff Bellamy
avait fait preuve de beaucoup de courage. Il n’avait vraiment pas envie de
devenir un zombie. Il avait fait son possible pour y échapper durant les
quelques minutes qu’avait duré son calvaire. Quelques minutes qui lui semblaient
des heures. Il hurla une dernière fois et perdit connaissance.
*
Le soleil se
levait derrière eux, parsemant les flots de paillettes d’argent. Ils étaient
six désormais, face à la mer.
Les
morts-vivants.
Deux d’entre eux
étaient assis côte à côte, en une sinistre parodie de couple d’amoureux, et
semblaient contempler les flots. Un autre, très, très amoché, ondulait dans le
sable à côté d’eux. Il y avait une fille zombie, qui traînait le pied le long
des vagues, marchant sans savoir où aller, son bikini détaché découvrant des
chairs meurtries, sa tête pendant de côté selon un angle presque droit.
Derrière elle, un grand zombie traînait la patte. Les deux allaient et
venaient, comme s’ils se promenaient. Mais en fait ils attendaient. Ils
attendaient que quelqu’un passe et vienne voir, comme l’avait fait Jeff
Bellamy.
Quelque chose en
eux leur disait qu’il faudrait se mettre en route à plus ou moins longue
échéance, mais pour le moment ils restaient là. C’était un bon endroit. The
Devil’s Slide, ça s’appelait.
Il y avait une
planche de surf brisée posée près d’eux, et un peu plus haut, sur la falaise,
une voiture encastrée dans un pin.
Jeff Bellamy ne
retournerait jamais à Palo Alto dans sa T-Bird orange. Il ne reverrait pas
Pamela. Il ne reverrait pas ses parents et ne reprendrait pas son travail à la
bibliothèque. Jeff Bellamy ne sauverait pas le monde par l’amour et la paix. Il
ne se baladerait plus à Haight Ashbury. Il n’irait plus voir de concerts des
Doors. Il n’irait plus voir de concerts du tout. Il n’écouterait plus de
musique. Le balancement des vagues parvenait à ses oreilles. Il pouvait encore
l’identifier. Mais pour combien de temps ?
Il y avait
encore un peu de vie, un peu de souvenirs, dans sa pauvre tête morte. Mais
bientôt il n’y aurait plus que la nécessité de se nourrir, et la ruse qui lui
était afférente.
Il eut un
instant de clairvoyance et une larme roula sur sa joue déchirée, humectant
l’orbite injectée de sang d’un œil qui regardait dans le vide, au-delà de la
vie. Un œil que traversa une lueur d’horreur et de désespoir. Il ne voulait pas
ça. Il ne voulait pas être un cadavre ambulant, en putréfaction, dégueulasse et
horrible à regarder. Il ne voulait pas rester avec les cinq autres – ils le
dégoutaient, ils lui faisaient peur – et pourtant il savait qu’il était comme
eux à présent. Il savait qu’il devait rester avec eux, lui qui avait toujours
détesté faire partie d’une bande. Il devait désormais vivre avec ce troupeau
grotesque et effrayant. Il devait rester, prisonnier de ce cauchemar.
Le soleil tapait
plus fort à présent, il avait bien commencé à s’élever sur son chemin vers
l’ouest, et il frappait le crâne de Jeff de plein fouet, projetant son ombre et
celle du pin sur le sol à sa gauche. Il souhaitait que le soleil le cuise, qu’il
le fasse cramer comme une vieille saucisse et qu’il le réduise en cendres,
qu’il mette fin à son calvaire. Mais le soleil ne l’achevait pas. Le soleil
c’était pour ces bêcheurs de vampires que ça marchait, pas pour les pauvres
types comme lui. Et ses dernières cellules valides perdaient conscience au fur
et à mesure que les minutes passaient. Cela prenait moins de temps qu’il
l’aurait cru.
Jeff Bellamy
resterait là, adossé au tronc du pin, attendant qu’un voyageur ou un policier,
inquiété par la Thunderbird fracassée, vienne voir ce qui avait causé
l’accident et regarder s’il y avait des blessés, des survivants.
Jeff Bellamy
n’avait plus mal. Son bras à demi rongé et son épaule déchiquetée, sa cuisse
dévorée et ses entrailles répandues ne le faisaient pas souffrir. Il lui
restait l’essentiel : son cerveau. Et malgré le fait qu’il n’ait plus
d’estomac, ce cerveau, clignotant par intermittence d’impulsions électriques
survivantes tel un néon mourant, ce cerveau, donc, lui disait une chose :
« Manger. Humain. »
*
Il fut surpris
de ressentir à nouveau la douleur, juste l’espace d’un instant, comme son crâne
explosait. Il se sentit vivant. Tous ses souvenirs lui revenaient. Sa vie
d’avant. La funeste nuit où il s’était arrêté sur la falaise. Et puis la suite.
L’attente. Le néant. Avec juste cette faim étrange chevillée au corps.
Chevillée à l’âme et qui la rongeait.
Il sentit la
douleur et il souffrit de se remémorer tout cela. Il souffrit de penser qu’il
était devenu un monstre. Et il accueillit cette peine avec joie et gratitude,
car elle le délivrait.
« Lieutenant
Morrison ? » cracha le Capitaine McQueen dans son talkie-walkie. « C’est Matt McQueen. J’ai
terminé.
— Roger,
répondit la jeune femme.
— Vous vous
croyez dans un avion, Morrison ? répondit-il amusé. Rejoignez-moi, nous
partons pour l’enclave ! »
Le Lieutenant
Morrison sourit dans le vague en rangeant son talkie. La jeune femme venait de
prendre son service dans la police et n’avait pas encore l’habitude des codes
utilisés.
Ses coéquipiers
avaient terminé d’empiler les cadavres dont les crânes avaient été
consciencieusement évidés, lorsqu’ils n’avaient pas été tout simplement
soufflés par leurs copieux tirs d’armes à feux. Ils arrosèrent les corps
d’essence et y jetèrent quelques allumettes qu’ils venaient de craquer.
Elle les laissa
surveiller le brasier et remonta jusqu’au bord du promontoire.
Le Capitaine
McQueen l’attendait, regardant l’océan. Il se tenait près d’une Thunderbird
orange en très mauvais état, laquelle était encastrée dans un arbre. Á ses
pieds, gisait le cadavre d’un zombie dont la tête avait été explosée.
« Jeffrey
Bellamy, » annonça-t-il en brandissant un permis qu’il avait trouvé dans
la boîte à gants du véhicule accidenté. « Au moins celui-ci est identifié.
On pourra prévenir sa famille. »
Il dévisagea
Morrison de ses yeux bleus très pâles, d’une couleur glaciale. La gamine avait
apparemment un peu plus d’une vingtaine d’années, cependant elle était plus
mature qu’aucun de ses collègues, même les plus expérimentés.
Au début des
attaques, lorsque l’armée l’avait envoyée, ils n’avaient pas donné beaucoup de
détails. Il n’avait pas posé de questions. Elle ne disait jamais grand-chose,
et lui n’était pas du genre curieux. Elle lui rappelait ces vieux indiens qui
restaient dans les réserves, pleins de savoir et de secrets. Il avait
confiance.
« Il y en a
de plus en plus, remarqua-t-elle.
— Ça devient
préoccupant… De toute évidence nous arrivons encore à endiguer la
contamination, mais j’ai peur que certains ne finissent par passer à travers
les mailles du filet.
— Tant que ce
sont des groupes isolés, on peut les repérer. Et surtout tant que ce sont des
groupes : un groupe, ça n’est pas forcément discret. Ce sont les éventuels
individus solitaires qui m’inquiètent.
— Il ne doit pas
y en avoir tant que ça, qui ont des velléités d’indépendance. Je crois qu’ils
cherchent justement à former de petits groupes dès qu’ils sont transformés. Ils
sont plus malins qu’ils n’en ont l’air, mais ils sont lents. Leur nombre leur
permet de submerger les victimes : ce sont des créatures grégaires, des
bêtes de meute, leur nombre fait leur force. »
Il s’en
souvenait parce que ça l’emmerdait un peu.
Par moments ça
lui revenait, ces conneries de hippies qui voulaient changer le monde.
Et finalement,
le monde avait changé… mais pas comme on l’espérait.
D’où ça venait
ce truc ? Il n’avait jamais su.
Il s’en foutait
maintenant.
Il n’arrivait
pas à tout se remémorer, mais il gardait à l’esprit que ç’avait été horrible.
C’était après un
concert des Doors au Filmore, au mois de juin.
Le 10 juin,
c’était.
Le concert avait
été génial. Il adorait les Doors.
Morrison au
moins, c’était pas un con. Il vous poussait à réfléchir. Même si vous ne
pensiez pas comme lui, il titillait votre curiosité et votre intelligence. Il
vous ouvrait l’esprit.
Enfin, pour ceux
qui écoutaient.
On ne parlait
pas trop des zombies pour le moment. Il y avait bien eu des cas isolés qu’on
avait répertoriés çà et là, mais lui n’y croyait pas tellement. Il se disait
que c’étaient des conneries inventées par les politicards pour manipuler les
foules une fois de plus.
Après le
concert, il avait pris sa voiture pour retourner chez lui, à Palo Alto. Des
amis lui avaient proposé de l’héberger, mais il avait décliné
l’invitation : il aimait rouler. Ça lui procurait une sensation de
liberté.
Il n’allait pas
trop vite, et avait rabattu le toit de sa T-Bird convertible orange, laissant
le vent lui souffler dans les cheveux, respirant l’air de la nuit.
Il avait longé
la côte et, à mi-chemin, une quinzaine de miles au sud de Frisco, il s’était
arrêté pour admirer l’océan luisant dans la nuit.
Il était
descendu de la Ford et avait marché jusqu’au bord du promontoire. Il faisait
très bon. Il avait fermé les yeux un instant pour respirer, les mains dans les
poches, face à l’horizon baigné de ténèbres.
Puis il avait
entendu un cri. Un hurlement plus exactement. Une fille qui hurlait.
Il avait regardé
en bas, sur la plage. Il avait vu plusieurs silhouettes, dont une qui courait,
poursuivie par une autre qui semblait traîner la patte. Deux autres encore
étaient assises sur le sable, sans bouger, face aux vagues. Il lui sembla qu’un
cinquième protagoniste était allongé sur le sol à plat ventre, mais il bougeait
lentement comme une sorte de serpent, comme s’il rampait. Ce devait être un
groupe de surfeurs.
Il y avait juste
le son des braillements de la fille, un peu couvert par le bruit des vagues,
même si l’océan était calme ce soir-là, mais il lui sembla entendre comme des
grognements.
Malgré lui, il
commença à descendre vers la plage, vers le groupe de jeunes. La fille semblait
avoir très peur et ses amis ne bougeaient pas. Elle courait en zigzag, suivie
de loin par le gars qui boitait. Et les autres regardaient la mer, sans parler
de celui qui rampait derrière eux sans vraisemblablement savoir où aller.
C’était étrange.
Comme il
s’approchait, une espèce d’odeur de pourri lui effleura les narines, mêlée à
l’iode et aux plantes maritimes. Ce n’était pas rare que des rebuts d’égout ou
des bêtes crevées s’échouent.
Il regarda vers
la fille qui courait : elle avait fini par s’épuiser et avançait
péniblement dans le sable, soulevant à peine ses pieds, courbée vers l’avant,
les bras ballants. Elle essayait de crier mais s’était cassé la voix et il ne
sortait plus de ses poumons que des sifflements rauques, entre deux quintes de
toux, comme elle n’arrivait pas à reprendre son souffle. Le gars avec la patte
folle n’avait pas modifié son rythme, et il arrivait presque à tendre le bras
pour la toucher.
« Hey ! »
héla-t-il comme le bras du type s’abattait sur l’épaule de la fuyarde.
Toute la scène
se figea. Même le gars qui ondulait par terre s’immobilisa.
Celui qui
poursuivait la fille tourna lentement la tête dans sa direction, mais il ne dit
rien, comme s’il ne l’avait pas vraiment vu. Mais il l’avait vu. Il serra
l’épaule de la fille et elle tomba en arrière, dans ses bras, en poussant des gémissements
horrifiés auxquels se mêlaient des sanglots rauques. Elle ne luttait même plus.
Et là, pendant
un instant, il crut que le gars l’embrassait : il se pencha bizarrement
vers elle, vers son cou. Et Jeff Bellamy – c’était son nom – entendit des bruits
bizarres, comme quand on mâche bruyamment quelque chose.
La fille ne fit
plus un bruit.
Pendant ce
temps, les deux personnages assis face à la mer s’étaient retournés. Il eut
l’impression que seules leurs têtes avaient bougé, tournant sur elles-mêmes presque
complètement, mais c’était une illusion d’optique. Ils commencèrent à pivoter
leurs épaules et leurs torses, le regard fixé sur lui. Il y avait une jeune
fille, et un jeune homme. Le type-serpent le fixait aussi, depuis le sol, ce
qui était un peu perturbant.
Il ne les
distinguait pas très nettement, mais il voyait qu’ils étaient tous trop
bizarres. Et cette odeur dégueulasse était de plus en plus forte.
Il commença à
flipper.
Il esquissa un
pas en arrière, puis un autre, puis un autre.
Les deux qui
contemplaient l’océan s’étaient levés. Ils venaient vers lui. Il les entendit
émettre des sortes de râles, comme s’ils essayaient de parler. La silhouette
féminine semblait marcher correctement, mais le jeune gars était bancal, comme
s’il avait un pied cassé, et il lui manquait tout un morceau de bras. Il
réalisa que celui qui rampait avait les membres brisés. Il avançait vers lui
comme une limace, la bouche ouverte et les yeux vides.
On avait pas mal
de drogues insolites en ce moment, mais rien qui provoque de tels désastres.
Qu’est-ce que c’était que ces types ?
Il ne se posa
pas longtemps la question et s’en voulut à mort de son foutu scepticisme.
Celui qui avait
couru après la fille avait laissé le corps inerte de sa proie retomber sur le
sable. Il était tourné vers Jeff à présent. Il venait vers lui.
Jeff remonta la
colline en courant, ralenti par le sable et les herbes. Il dérapa sur le flanc
de la falaise et perdit une chaussure mais ne s’arrêta pas pour la ramasser, il
ne se retourna même pas pour voir où en étaient ses poursuivants.
« Merde,
merde, merde de putain de merde ! » jura-t-il comme il atteignait la
Ford et se précipitait au volant.
Il avait laissé
la clé sur le contact et la tourna juste comme le haut d’un crâne apparaissait
en haut du tertre.
Ses yeux
s’écarquillèrent d’horreur. Il avait le souffle court. Son pouls emballé
résonnait à ses oreilles. Il lui semblait que malgré ses vingt-cinq ans, il
allait faire une crise cardiaque.
Il enclencha la
capote qui commença à remonter et démarra en marche arrière.
Comme il
tournait le volant pour remettre la T-Bird dans l’axe de la route, l’un des
types s’agrippa à la capote et l’empêcha de se refermer complètement. Jeff
donna un coup d’accélérateur et le corps du type cogna contre le flanc de la
voiture avec un bruit dégueulasse, mais il ne lâcha pas prise. Les autres
l’avaient rejoint et il entendait leurs borborygmes immondes, des gargouillis
qui avaient peine à franchir leurs gorges endommagées.
L’un d’entre eux
parlait encore – il devait subsister assez de muscles et de chair pour faire
fonctionner ses cordes vocales – enfin, si on pouvait appeler ça parler :
« Nnnnourrr…rrrrir… Hhhhommm…me… ».
Doug prit une
profonde inspiration et, alors qu’un second hurlement de détresse leur
parvenait, il s’empara de l’arme au tranchant argenté.
« Ne sors
sous aucun prétexte, referme derrière moi, barricade tout immédiatement :
si j’arrive à le sauver, je me débrouillerai pour grimper sur le toit avec le
chien jusqu’à demain matin. De là je pourrai surveiller les issues pendant que
tu m’attendras dans la maison. »
Le jeune
garçon le fixa avec crainte et confiance mêlées, et ils se dirigèrent vers le
garage. L’homme n’emprunta pas le portail métallique, mais se glissa dehors par
une petite issue grillagée que Terry verrouilla et barra aussitôt derrière lui.
Ils étaient
là, dans l’allée, et sur la pelouse devant la maison, à la fois lents et
rapides, arborant des expressions narquoises que l’on distinguait malgré
l’affaissement de leurs traits, les parties manquantes de leurs visages et de
leurs yeux. Un chien courait de l’un à l’autre, essayant de s’enfuir, et malgré
la vitesse de sa course, les implacables choses l’encerclaient, l’empêchant de
passer. Le manège semblait se répéter inlassablement : le chien courait,
se heurtait aux jambes des zombies, repartait de l’autre côté, échappant de peu
à leurs griffes, voyait que le passage lui était interdit et que leur cercle se
resserrait de plus en plus, et là il hurlait avant de repartir de plus belle.
Doug s’était avancé promptement à découvert, ne voulant pas les attirer vers
les issues de la maison. Il tenait son épée verticale devant lui, et pour la
première fois, il vit briller la lame.
Oh, elle ne
flamboyait pas comme lorsque le roi qui la lui avait léguée la portait, mais
elle irradiait une lueur pâle, comme un avertissement discret.
Il aurait
voulu se retourner et faire signe à Terry de rentrer dans la cuisine pour qu’il
ne voie rien, il sentait que le gamin le regardait à travers la porte aux
inserts en verre trempé, qu’ils avaient consolidée avec des grilles, mais il
devait feindre de l’ignorer, ne pas attirer l’attention des créatures sur lui.
Elle le
remarqua comme il arrivait tout près d’eux. Lisa. Il la reconnaissait à peine
tellement sa dégradation était avancée. Elle portait toujours la petite robe
trapèze sans manches dans laquelle elle avait disparu pendant l’été, mais à
présent, de rose et blanche qu’elle était, elle avait pris une teinte grisâtre,
elle était souillée, déchirée, avec des traces de moisissures et de sang séché.
Et les quelques longues mèches rousses qui subsistaient sur sa tête étaient couvertes
de glèbe et de vermine. Il ne prêtait même plus attention à la puanteur infecte
qui régnait autour de lui, aux borborygmes des morts-vivants, aux halètements
et aux plaintes du chien qui, pour le moment, parvenait à rester en vie.
Elle s’avança
vers lui, traînant une jambe estropiée, au bout de laquelle pendait encore une
petite ballerine d’un rose devenu terreux. Quelque chose de luisant au fond de
son orbite gauche le fixait : l’œil qui lui restait, et elle souriait, de
toutes ses dents, derrière des lambeaux de lèvres et de gencives putréfiées,
tendant vers lui des bras qui n’en étaient plus.
« Jaaaaaaaaames…
Tu es venu, Jaaaaaaaaaaaaames… »
Il se demanda
encore brièvement comment, et d’où, elle avait pu lui téléphoner tous ces
soirs, comment elle avait retrouvé le chemin de la maison, et alors qu’elle
arrivait à sa hauteur, il rugit de rage et de tristesse et fit tournoyer son
épée.
La tête de
Lisa tomba au sol avec un bruit sourd et roula sous l’éclat de la lune. Son
corps demeura un instant comme figé dans sa course, puis s’affala à son tour
sur la pelouse, gélatineux. Terry, derrière la porte du garage, eut un
haut-le-cœur. Doug baissa sa garde : c’était si simple de donner la paix,
après ces mois d’errance.
« PAPAAAAAAA !!!!! »
hurla Terry, la voix étouffée par le blindage, en désignant le groupe de
cadavres qui marchaient sur lui : le cri de Doug et la mort de l’une des
leurs les avaient alertés et ils s’étaient désintéressés du chien pour des
proies plus à leur goût : un grand homme vigoureux, et un petit garçon
qu’ils apercevaient caché dans la maison.
Les yeux
embués de larmes, Doug se rua vers la masse des morts ambulants et commença à
asséner des coups d’épée, tranchant têtes, bras, et troncs, sans plus vraiment
calculer ce qu’il faisait. Il s’aperçut alors qu’à donner ainsi de la lame sans
méthode, il n’avait pas éliminé suffisamment de zombies et que ceux-ci
affluaient vers lui en nombre croissant, rendus encore plus féroces par les
blessures qu’il leur avait infligées. L’épée perdait de son éclat et Doug se
sentait faiblir.
Il faisait
nuit, et sa force était insignifiante comparée à celle qu’il possédait en plein
midi. Il recula en titubant et faillit trébucher sur le chien qui accourait
vers le garage, vers Terry qui venait d’ouvrir la petite porte.
« Non !
Non ! Terrence, n’ouvre pas ! »
Mais l’enfant
ne l’écoutait pas : s’écartant légèrement pour laisser la bête affolée se
précipiter dans la maison, il brandit devant lui une énorme brassée de
tournesols. D’où le gamin les avait-ils sortis ? Ils étaient lumineux et
frais, comme au cœur de l’été, et irradiaient une puissante lumière
jaune : la lumière du soleil.
Doug sentit
aussitôt ses forces lui revenir et se jeta dans la mêlée, cette fois
brandissant efficacement Excalibur et tranchant correctement les têtes des
créatures dont les restes tombaient en tas dans l’allée et sur la pelouse.
Les tournesols
ne suffiraient pas à le rendre aussi fort qu’en plein jour, ni aussi longtemps,
mais ils lui permirent d’abattre assez de monstres pour qu’il puisse rentrer
dans la maison avec Terry et barricader solidement la porte. Ils traversèrent
le garage, l’un son épée à la main, l’autre les tournesols dans les bras, et
atteignirent la cuisine devant laquelle le chien les attendait.
Ils ne purent
dormir et attendirent le lever du jour blottis les uns contre les autres,
écoutant le son étouffé des raclements et des râles des morts-vivants restants
qui s’acharnaient contre les issues et les murs de la maison. Terry serrait
contre lui le chien, enfouissant ses narines dans son pelage noir et soyeux,
Doug avait entouré l’enfant de son bras et le tenait fermement, appuyant sa
joue contre les cheveux lisses et doux de son fils. Il ne pensait plus à Lisa,
il ne pensait plus à la Quête du Graal. Il pensait juste qu’il fallait fuir la
nuit et ses cohortes de zombies.
Lorsque le
soleil fut assez haut dans le ciel, Doug prit des provisions, des couvertures,
des armes et les téléphones mobiles. Il fit grimper Terry et le chien dans la
Dodge, posa le bouquet de tournesols sur la plage arrière avec l’épée, fit
basculer la porte métallique du garage et vérifia qu’aucune créature ne
bougeait au sein des restes puants entassés dans l’allée, puis il prit le
volant, démarra la voiture et annonça : « c’est au pôle sud qu’il fait
jour 6 mois à partir du 21 décembre, et inversement au nord, puis à partir du
21 juin c’est le nord qui est au soleil et le sud à la nuit pour 6 mois. En
route. »
Il allait
devoir sortir mettre un terme à ses souffrances, mais il ne pouvait le faire
qu’en plein jour, et il ne savait pas où elle se cachait. Autant chaque nuit
elle arrivait à se souvenir non seulement de son numéro de téléphone, mais
aussi de son adresse, et elle venait se planter devant la maison, avec d’autres
comme elle, pour tenter de le faire sortir, de s’emparer de lui et de Terry,
autant chaque jour qui passait où il la cherchait, Doug avait été incapable de
dénicher sa tanière.
Ces
morts-vivants restaient un mystère pour lui : il avait d’abord supposé
qu’ils seraient complètement stupides, mus simplement par une faim insatiable
de chair humaine, et qu’ils finiraient par s’entre-dévorer lorsqu’il n’y aurait
plus âme qui vive réellement – il avait d’ailleurs pu constater qu’ils se
mangeaient déjà entre eux lorsqu’ils ne trouvaient pas de victimes, et parfois
par simple bêtise – mais il voyait aussi comment ils se souvenaient,
machinalement sans doute, un peu comme s’ils avaient enregistré un programme
qu’ils reproduisaient à l’infini, de ce qu’ils avaient été avant, et cela
l’incitait à se méfier. Il les soupçonnait donc d’être encore plus dangereux
qu’il n’y paraissait car peut-être capables de réflexion, ce qui expliquerait
aussi ses difficultés à en dénicher certains, dont Lisa, pendant la journée.
Il s’estimait
déjà heureux que ces créatures ne sortent en général que de nuit. Il ne se
l’expliquait guère : pour lui, c’étaient les vampires qui sortaient la
nuit, les zombies pouvaient sortir n’importe quand. Mais il n’était pas dans un
roman de Matheson ou de King, ni dans un film de George Romero : ces
abominations avaient leur propres lois et leurs propres caractéristiques. Elles
lui rappelaient ces morts-vivants mus par la volonté d’antiques démons… mais
non, ça aussi c’était dans un roman, il n’avait jamais vu cela lorsqu’il avait
trouvé l’épée, voilà toutes ces vies. Lui souhaitait simplement pouvoir leur
échapper, protéger Terry, et, si possible, en anéantir le plus grand nombre. Il
avait l’impression de vivre tout à la fois dans une mauvaise réédition de Je
suis une légende, cloîtré et presque seul au monde comme Robert Neville, et
dans un remake raté de La nuit des morts-vivants pour le côté
infestation. Le problème, songea-t-il, c’est que lui-même était une légende, et
tout semblait finalement plus simple au temps d’Arthur.
Sentant peser
sur lui le regard inquiet de Terry, il se tira de ses pensées et lui fit signe
d’approcher.
« Tu
vois, lui dit-il en brandissant l’arme, il faut les laisser se pencher vers
toi, et leur trancher la tête d’un coup sec. Comme ça. »
La lame siffla
dans l’air devant eux et il la reposa sur la table.
« Elle
semble très lourde, remarqua le garçonnet.
- Pas tant que
ça, son premier porteur l’a eue très jeune, elle s’adapte à celui qui la porte
– s’il est élu par elle.
- Et si je n’y
arrive pas ?
- Prends-la,
il faut que tu saches la manier, qu’au cas où il m’arrive malheur je ne
t’entraîne pas dans les ténèbres.
- Est-ce que
nous n’y sommes pas déjà, Papa ? »
Doug plaça
lui-même la poignée de l’épée dans les mains du petit, les serrant dans les
siennes : « Il y a toujours de l’espoir ».
Surpris, Terry
constata que le glaive ne pesait pas autant qu’il l’imaginait. Il fit quelques
passes dans le vide, devant lui, imitant les gestes qu’il avait vus faire à
Doug et suivant les directives que celui qui avait été chevalier lui donnait.
« Et
surtout, surtout si je succombe et que je reviens m’attaquer à toi, n’hésite
pas : c’est là – annonça-t-il en désignant du doigt sa carotide – qu’il
faut appliquer la lame avant de trancher. »
Les yeux du
gamin s’embuèrent de larmes à cette pensée, et Doug le serra dans ses bras de
toutes ses forces, espérant qu’un peu du courage et de la volonté qui lui
avaient permis de traverser les siècles passeraient en cet étrange héritier,
dont les immenses yeux couleur d’eaux transparentes le dévoraient. L’enfant avait
les capacités nécessaires, il en était certain, il fallait juste qu’il soit
confiant et ne se laisse pas envahir par le doute.
Le chevalier
avait parfois douté, depuis tous ces siècles, du fait qu’il retrouverait celui
qui aujourd’hui était son fils adoptif, et pourtant l’enfant était là.
Semblable à ce fils réel que, trop préoccupé par la conquête du calice de Dieu,
il avait perdu alors, faute de l’avoir protégé et éduqué.
Il l’avait
cherché, pendant tout ce temps : il y avait eu tant d’êtres, filles et
garçons, femmes et hommes, qui avaient eu les mêmes yeux clairs, les mêmes
cheveux bruns, la même peau veloutée. Il les avait aidés à cheminer dans la
vie, à devenir des hommes et des femmes forts et courageux, souvent au prix de
ses propres existences sans cesse renouvelées, avant de se rendre compte qu’ils
n’étaient pas celui qu’il cherchait : toujours ils gardaient des
imperfections, des vices, des faiblesses, que son fils réel n’aurait pas.
Alors, malgré cela ou à cause de cela, il continuait de les aimer et de les
accompagner, d’accomplir sa mission en les soutenant, mais il savait qu’il
s’était trompé, et il attendait de revenir, encore et encore, pour retrouver
son petit, pour ne plus l’abandonner comme il l’avait fait lorsqu’il parcourait
les ruines de la civilisation arthurienne à la recherche de ses trésors,
physiques comme spirituels. Au début il n’en avait pas conscience, il suivait
juste son intuition, et se rendait compte de ses erreurs. Puis, au fur et à
mesure de ses renaissances, il avait gardé en lui des bribes de chaque
expérience, de chaque quête, pour enfin définir qui était l’enfant, et ne plus
chercher que lui : c’était cela son Eldorado désormais.
Terrence ne se
souvenait pas de manière évidente de Doug, mais ses cellules et son âme
reconnaissaient le vigoureux guerrier pour leur père, comme en témoignait le
nom qu’il lui avait si facilement donné et l’affection sans limites qu’il lui
portait. Lui aussi était revenu, de vie en vie, mais, plus jeune, moins
expérimenté que Doug, il n’avait pas appréhendé la chose de la même façon. Il
avait simplement prié pour la venue de quelqu’un qui saurait l’aimer sans
conditions, comme Doug avait prié pour le retrouver enfin, et en cette fin de
monde, leurs prières avaient été exaucées.
Ils furent
interrompus dans leur maniement d’armes par un hurlement désespéré qui, malgré
l’isolation exceptionnelle de la maison, leur parvint à travers les barricades,
déchirant la nuit et glaçant l’homme et l’enfant jusqu’aux entrailles.
Terry regarda
son père avec des yeux encore plus grands que de coutume, et Doug sut
instantanément que cette nuit, il devrait sortir.
« Papa…
c’est un chien, Papa… il est vivant. »
Le chevalier
qui avait été le neveu du Roi plongea son regard dans celui, accablé, de son
fils. Il pensa que sortir risquer sa vie et celle du gosse pour un simple chien
tenait de la folie. Il pensa qu’il vaudrait mieux se boucher les oreilles et
attendre que ça passe : ce n’était pas le premier animal auquel les
monstres allaient s’en prendre, et malheureusement pas le dernier. Quand ils ne
finissaient pas entièrement dévorés, on les voyait parfois errer, versions
animales des zombies d’humains, aussi dangereuses : des vaches à
demi-décomposées, des chiens ou des chats qui se trainaient… les plus effrayants
étaient les chevaux, qui par leur stature et la majesté qu’ils avaient
conservée de leur ancienne vie, semblaient des messagers de l’Enfer.