jeudi 26 février 2015

Chapitre VI : Epilogue (partie 2)


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Il se trouvait recroquevillé sur le sol rocailleux d’une grotte, copieusement meurtri mais pas au point de se croire en péril. La crevasse dans laquelle il reposait était à peine plus grande qu’un cocon de pierre qu’on aurait construit autour de lui, mais il parvenait à respirer. Il y avait donc une issue à cette tombe étrange, une issue par laquelle filtrait un air respirable. Cependant, Wayland n’avait pas la force de bouger. Simplement, il respirait, et se recroquevillait encore davantage. Il ne sut jamais depuis combien de temps il gisait là, ni combien de temps il y resterait, mais au bout de ce qui lui apparut comme une dizaine d’heures, il commença à ressentir de violents tiraillements à travers tout son corps, et particulièrement dans ses articulations. Sa chair et ses os le démangeaient terriblement et il se mit à se frotter frénétiquement sur le sol de la grotte, il ressemblait à un énorme asticot, ou à un chien au pelage envahi de puces. Il pouvait à peine remuer dans cette gangue étroite, mais il réussit toutefois à bouger suffisamment les mains pour planter ses ongles dans ses coudes et ses épaules. Un cri de surprise et de douleur se répercuta alors dans ses poumons et contre les parois du roc, résonnant si atrocement à ses tympans qu’il se tût et grinça des dents avant de cesser de remuer pour se concentrer davantage sur ce que ses doigts rencontraient dans le noir. Il passa d’abord la main sur son coude gauche, et sentit à la place de la tête du cubitus, l’épicondyle, une étrange serre de métal froid qui avait transpercé sa chair. Il demeura un moment les doigts refermés sur cet appendice, puis de son autre main, palpa son autre bras. Il y fit la même découverte.
Ses coudes, ses épaules, ses phalanges et jusqu’à ses genoux présentaient des excroissances métalliques similaires. Déstabilisé, il se demanda s’il s’agissait d’un prolongement de ses os ou bien de sortes de griffes poussées là du jour au lendemain. Wayland se tordit dans tous les sens, hurlant et donnant des coups de pied et de poing contre les parois minérales qui l’entouraient. La catastrophe, la découverte de son emprisonnement et, à présent, ce phénomène inattendu, tout cela était trop pour lui. Il s’époumona tant et si bien qu’il finit par perdre connaissance.
Á son réveil, encore plusieurs heures plus tard, il était en proie à une faim terrible et à de violentes douleurs dans les os. Tentant de détendre sa colonne vertébrale, il s’aperçut qu’il avait du mal à se coucher à plat dos. D’autres petits appendices métalliques en forme de becs d’aigle descendaient le long de ses vertèbres, de la septième cervicale à la sixième dorsale.
Wayland McKeen se fit soudain l’effet, au fond de son désespoir, d’être devenu un animal préhistorique et il comprit enfin pourquoi l’Expérience Kentrosaure s’appelait ainsi.
Suivant sa faim et son instinct, il se mit à jouer des poings et des coudes contre la paroi. Le métal était si dur qu’il entamait la roche, produisant de petites étincelles désagréablement aveuglantes. Wayland entreprit sérieusement l’assaut des blocs de pierre qui l’entouraient et, grâce à ses serres, dégagea peu à peu un boyau qui, suivant l’endroit d’où lui parvenait l’air qu’il respirait, devrait le mener à l’extérieur.
Il creusa avec tant de rage qu’il s’épuisa rapidement et dût renouveler ses efforts à de nombreuses reprises, alternant avec des périodes de repos au cours desquelles il perdait quasiment connaissance et faisait des rêves étranges de forêts, de lacs et d’épées, dans lesquels il parcourait à cheval des paysages et des contrées qu’il ne reconnaissait pas et qu’il oubliait totalement sitôt qu’il se réveillait.
Lorsque le premier rayon du soleil réussit à filtrer dans le boyau rocheux foré par Wayland McKeen, il lui brûla cruellement la peau et le força à fermer un long moment les paupières. Serrant les dents, il se sentit comme une larve restée trop longtemps à l’abri de la lumière. Le roc s’éboula enfin et laissa l’homme se relever et se tenir debout à la surface de la Terre.
Et quelle surface ! Aride, désolée, des étendues de désert ocre et rocailleux à perte de vue, et un soleil implacable, incandescent, blanc et pourtant rouge, se détachant sur un firmament éblouissant de brume pâle.
La silhouette de McKeen se découpait contre le ciel, telle celle d’un géant au sommet du tertre qui l’aurait vu naître. Grand, puissant, son corps uniquement couvert de ses étranges griffes métalliques. Il soupira de tristesse et de regret à la vue de ce néant qui remplaçait le monde.
Presque aussitôt, mu par son instinct, il se mit en quête de quelque chose dont il pourrait se nourrir : il n’était plus temps de désespérer mais de survivre. Il arpenta quelques kilomètres carrés, ne trouvant pas même une ruine, pas un débris ou une poussière d’objet lui indiquant qu’une civilisation avait prospéré ici avant que la Terre elle-même ne l’anéantisse.
A bout de forces, affamé, abattu par le soleil qui ne déclinait pas, il tomba d’inanition.
*
Des mois s’étaient écoulés depuis la renaissance de Wayland McKeen. Il n’avait pas retrouvé beaucoup de vestiges du monde qu’il avait connu, en dehors d’une sorte de bunker sous-terrain aménagé, découvert non loin de l’endroit d’où lui-même était sorti de terre. C’est là qu’il avait déniché le coffre et les tablettes. Il y avait également dans cet abri des réserves de nourriture et quelques vêtements. Wayland les usait rapidement compte tenu de ses appendices métalliques, mais il s’en accommodait.
Lors de l’exploration de Terre, il lui arrivait parfois de tomber sur des cadavres d’animaux, et à quelques reprises de dépouilles humaines, dont il ne restait que quelques os et des lambeaux de chair. Il pensait donc ne pas être seul mais, excepté des insectes et des reptiles, il n’avait encore rencontré aucun être vivant. Une espèce inconnue de baies vertes et rouges croissait dans le désert : Wayland s’en nourrissait, ainsi que de sauriens, lorsque ses pérégrinations le conduisaient trop loin du bunker, mais il ne savait pas si elles étaient réellement comestibles, étant protégé du poison par les mutations qu’on lui avait fait subir.
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La date en est inconnue, mais un jour mémorable se leva nonchalamment sur Terre. Wayland crapahutait dans les montagnes acérées qu’avait créées l’explosion partie des Horse Latitudes, lorsqu’il aperçut un objet scintillant qui filait à travers le ciel où, pour une fois, se dégageait une nappe azurée.
McKeen n’en croyait pas ses yeux : il s’agissait d’un vaisseau spatial. Il le vit larguer une petite capsule au-dessus du bunker et repartir. Beaucoup de choses lui avaient paru tenir de l’imaginaire, de la divagation, de l’impossible, lors de sa vie d’avant. Mais à présent, n’importe quoi valait mieux que le désert qui l’entourait.
Et il rentra précipitamment au bunker. Et il y trouva quelque chose d’encore plus étrange que tout ce à quoi il avait pu songer.
L’extra-terrestre était belle, sa peau de statue était d’un intense bleu turquoise, et elle venait en paix.
Wayland ne s’étonna guère lorsqu’elle lui apprit que ceux de son peuple l’avaient envoyée là pour créer une espèce nouvelle avec « l’homme aux os de métal » et repeupler, reconstruire Terre.
Et il apprit à la connaître, à la protéger et à l’aimer. Elle lui enseigna les coutumes et l’histoire de sa race, et lui celles des humains qu’il avait connues. Ils vécurent sur les ruines de notre monde et firent des enfants. Quatre enfants leur naquirent, qui grandirent et arpentèrent en jouant avec insouciance la surface désertique de ce nouveau monde dont ils pensaient sans le savoir être les rois… jusqu’au jour où l’un d’eux fut retrouvé à moitié dévoré et qu’ils ne furent plus que trois.
Alors, Wayland repartit en quête de ces survivants qui semaient des carcasses. Sa rage le porta nuit et jour, sa tristesse devant la perte de ce nouvel enfant, faisant écho à celle qu’il ressentait encore pour la perte de sa famille humaine, le guida à travers les chemins poussiéreux de Terre. Et un soir il les trouva. Ceux qui, comme lui, avaient survécu au titanesque séisme.
Mais ils n’étaient pas comme lui : ils étaient sortis de terre irradiés, et déjà morts. Et morts ils continuaient de vivre, et de se nourrir de tout ce qu’ils trouvaient de vivant.
Wayland se rappela du passé, de ces films d’horreur qu’il s’amusait à regarder lorsqu’il était gamin, des comics narrant des scénarios terribles d’invasions de morts-vivants, de populations terrestres réduites en esclavage par des créatures venues d’ailleurs. Loin de la science-fiction, il se remémora ensuite l’expérience de 1957 : la cellule zombie injectée de silice qui pouvait survivre aux températures extrêmes et à la destruction et poursuivre sa vie tout en étant morte. Puis il se remémora l’épidémie, ce long calvaire qui s’était étendu sur toutes ces années. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas lu de livres d’anticipation, ni vu de films d’horreur, et aujourd’hui, telles un essaim d’insectes grouillants, ces créatures, autrefois inventées, finalement crées et aujourd’hui encore bien réelles, ces immondices qui avaient résisté au souffle puissant et purificateur des quatre cavaliers – car c’était cela qu’avaient été les points d’explosion, il le sentait, il avait eu le temps d’y penser dans son repaire, il avait rencontré le lieutenant Reiko Morrison dans les années 70 et se souvenait de sa force exceptionnelle et des lueurs argentées qui transparaissaient sous sa peau, il se souvenait de Doug et de son épée, Doug qui l’avait pris en stop avec le petit Terry, lorsqu’il marchait vers le nord avec sa femme et ses enfants, et il y en avait eu d’autres comme eux, des chevaliers, il le savait, et il avait fait le rapprochement ça lui était revenu quand il avait découvert le coffret et déchiffré les tablettes – ces immondices, donc, le regardaient, se dirigeaient vers lui, de leur pas traînant et implacable de cadavres mouvants, accompagnés de ces borborygmes qui caractérisaient immanquablement leurs apparitions lorsqu’ils n’étaient encore que de distrayants personnages fictifs dont la troublante existence cessait une fois le poste éteint ou le livre refermé, et qui au bout du compte avait fini par ne jamais cesser.
Et Wayland, contre ses propres attentes, ne recula pas, il se battit contre eux. De ses appendices de métal il déchiqueta des chairs putréfiées, arracha des crânes aux orbites vides et pourtant douées de vision. Il en abattit cinq, puis dix, puis cent, mais toujours il en venait, plus nombreux, plus horribles, à croire que la totalité de l’humanité survivante s’était réveillée zombie, à moins que l’humanité ait été détruite et que seuls ceux qui étaient zombies aient survécu : le sacrifice de la Terre avait été inutile… et il dût battre en retraite.
*
Lorsque Wayland McKeen atteignit son bunker, ce fut pour apercevoir le vaisseau d’argent qui s’en allait, emportant sa femme et les trois enfants encore vivants que lui avait apportés cette seconde existence. Il le vit scintiller dans les cieux ocre et blanc, filant vers le soleil rouge, et quand il se retourna, du haut de la crête rocheuse qui surplombait sa cache, il aperçut les hordes qui venaient vers lui, des flots de cadavres dont les pas pesants et trainards soulevaient la poussière du désert…
« Ouvre-toi ! Mais ouvre-toi ! » hurla-t-il, enfonçant ses griffes dans l’interstice qui soulignait la serrure de la boîte et pressant sur elle de toute la puissance de ses muscles de mutant. Memento quia pulvis es, annonçait, omineux, le couvercle. Mais Wayland n’avait pas peur de ce que contenait le coffret, Wayland voulait redevenir poussière, il voulait que tous retournent à la poussière, il tenait enfin le Graal entre ses doigts.
« OUVRE-TOI !!! » hurla-t-il encore avant que le boîtier ne cède et qu’une lumière aveuglante inonde le désert, soufflant tout sur son passage à la manière d’une marée de flammes.

FIN

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