lundi 9 février 2015

Chapitre I : 1977 (partie 1)


Assise sur le bord du trottoir devant la station-service désaffectée, Happy se tordait les pieds, fixant distraitement la semelle de corde de ses sandales à talons compensés, tout en tirant de temps à autre des bouffées nerveuses de sa Kool mentholée.
Ils roulaient vers le nord : Reiko disait qu’il fallait aller vers le nord. Mais Reiko ne s’appelait pas vraiment Reiko, ça c’était plus que sûr, alors que savait-elle vraiment d’une enclave au nord ?

« Quelle idée de s’embarquer avec eux, » soupira-t-elle en secouant sa longue chevelure blond vénitien qui retomba sur ses épaules nues, parsemées de taches de rousseur. Reiko roulait depuis un moment déjà lorsqu’elle avait pris Happy en stop. « Et la première chose qu’elle a faite c’est de m’engueuler parce que je faisais du stop, j’aurais dû me méfier, » dit-elle tout haut en levant au ciel ses yeux bleu pâle.
Happy détestait recevoir des ordres, c’est pour ça qu’elle s’était enfuie de chez elle deux ans auparavant, et maintenant, avec ce qui s’était passé et sa virée avec Reiko, elle recevait des ordres à longueur de journée.

*

Ils étaient arrivés là peu avant, roulant depuis plusieurs heures depuis le Comté d’Orange. Reiko conduisait. Elle conduisait toujours. Ils avaient pris Happy en stop à la sortie de Redondo Beach. L. A. County n’était pas entièrement tombé mais il valait mieux ne pas s’éterniser là-bas, par contre Orange était fini. Ils s’étaient enfoncés dans les terres, parfois dépassés par d’autres fugitifs comme eux. A peine plus tard, après un arrêt dans la baraque fortifiée de quatre motards survivants d’où elle avait pu passer un contact radio, Reiko avait annoncé sans justifier ce choix qu’il faudrait prendre au nord.
Nicky passait les longues heures du trajet à dormir ou à les observer, tantôt l’une, tantôt l’autre. Happy lui plaisait beaucoup, elle était jeune, en rébellion perpétuelle, et totalement sexy. Elle le rabrouait tout le temps, l’insultant et se penchant en avant pour lui donner des tapes sur la tête lorsqu’elle voyait qu’il l’observait dans le miroir passager. Pour elle il n’était qu’un sale gamin pré-pubère, guère plus qu’un petit frère dont on aimerait se débarrasser, mais on ne peut pas, parce que c’est un frère et il faut veiller sur lui. D’autres fois, il regardait Reiko. Ça faisait plus longtemps qu’il la connaissait - dans ces moments-là, une semaine c’était comme dix ans - et elle le rassurait. Il était assis seul devant la maison de ses parents lorsqu’elle l’avait trouvé, perdu, sans nouvelles d’eux, il se barricadait comme il pouvait lorsqu’il entendait que ça tournait mal, mais il n’allait pas tenir longtemps. Il avait construit un petit fortin avec ses voisins, deux gosses comme lui, mais au bout d’un moment, ils n’étaient plus venus... Enfin, si, un soir ils étaient revenus, mais... On aurait dit qu’elle le cherchait, qu’elle savait où il était et qu’elle était venue pour lui.
Reiko signifiait ‘gratitude’, et même si ce n’était pas son vrai nom, il reflétait ce qu’il ressentait pour elle. Il la dévisagea. Quel âge pouvait-elle avoir ? Elle était comme un adulte, parfois elle était si grave et sage qu’elle paraissait avoir cent ans, et pourtant elle avait de temps à autre l’air plus jeune que ne l’était Happy, et même plus jeune que lui, comme si elle venait d’ailleurs. Et qu’est-ce que c’était que cette coupure bizarre qu’elle avait à l’épaule ? Elle brillait et il l’avait vue de ses yeux se refermer un jour où un rayon de soleil l’avait effleurée pendant qu’elle conduisait. La peau avait comme rampé d’une lèvre de la blessure à l’autre pour se cicatriser sous l’effet de la lumière et de la chaleur, laissant temporairement une boursouflure chéloïdienne en haut du bras de la jeune femme, pour finir par s’estomper totalement. Mais Reiko ne l’avait pas laissé y toucher. Elle était définitivement étrange, et pourtant, à certains moments, aussi prévisible qu’un livre ouvert.
Quand Happy le regardait, avec ses yeux bleus pleins de défi, sa bouche boudeuse, et ses dents perlées, il transpirait, sa gorge se serrait, et il se sentait comme en rut. Quand Reiko le regardait, il voyait de l’amour et du respect dans ses yeux bruns, il voyait l’univers et il était rassuré et en paix. Elle lui tapotait souvent la tête comme on fait à un petit chien, et en sa présence il se sentait effectivement comme un petit loup avec sa mère.
*

Le gamin sortit précautionneusement des toilettes derrière le petit magasin qui jouxtait les pompes et se dirigea vers elle. Le soleil commençait à se coucher, et nimbait Happy d’une lumière dorée. Il détailla la forme pleine de ses seins sous le bustier au crochet à rayures multicolores dont elle nouait derrière sa nuque les fines bretelles et déglutit avec peine. « Arrête de me mater, petit con ! » lui lança-t-elle en même temps que le paquet de cigarettes vide qu’elle avait roulé en boule. Un éclair d’agacement se lut sous sa frange rousse lorsqu’il s’excusa en continuant à fixer sa peau blanche et laiteuse étoilée de taches de rousseur, mais il lui demanda où était Reiko avant qu’elle puisse se fâcher davantage.
« A l’intérieur, elle fait des provisions.
— Il y a ‘du monde’ dedans ?
— Non, elle a vérifié avant d’entrer, pas de traces.
— Tant mieux, j’en peux plus de ces saloperies. »
Happy se leva et écrasa sa cigarette avec dédain. Le gamin la regarda encore. Elle était longue et fine et son jean pattes d’eph’ la moulait à ravir, elle lui faisait penser à quelque chose d’à la fois innocent et pervers, comme une illustration de Sarah Kay qui poserait dans PlayBoy, et cela lui faisait vraiment envie. Pourquoi y avait-il un tel fossé entre un gamin de treize ans et une jeune femme de dix-sept ?
Elle s’aperçut qu’il continuait à la dévisager et s’apprêtait à lui passer un savon lorsqu’elle remarqua la Mustang verte qui manœuvrait devant les pompes. Ni l’un ni l’autre n’avait vu Reiko ressortir de la boutique avec les provisions, mais apparemment elle avait déjà chargé la voiture et préparait leur départ.

« Je nous constitue une réserve d’essence avant de faire le plein, » leur lança-t-elle, « il reste du jus dans celle-là ! Nick, apporte-moi les deux jerricans vides, on va faire des provisions ! Happy, si tu veux rentrer prendre quelques trucs, les denrées ne sont pas encore périmées et il n’y a rien à signaler à l’intérieur de la boutique. Il y a des clopes, mais je préférerais que tu essaies de ne pas trop fumer. »
La jeune fille prit un air excédé mais le visage du gamin, quelque peu perturbé par ses hormones chaque fois qu’il était en présence de Happy, s’éclaira à l’appel de Reiko qui venait dissiper le malaise : il saisit les deux gros bidons vides et se précipita vers elle.
Il contourna le camion-citerne parqué devant l’enseigne Enco, jetant malgré lui un œil effrayé en direction de l’intérieur de la cabine, mais il n’y avait rien : pas de squelette décharné d’un routier mort depuis longtemps grimaçant derrière le volant, ou pire, de créature putréfiée qui, penchée sur le tableau de bord, le dévisagerait à travers la trop mince protection du pare-brise poussiéreux.
Il soupira et posa les jerricans au pied de Reiko, laquelle, debout devant la Mustang, remplissait celui qu’elle avait déjà trouvé en mâchonnant une brindille. « Voilà, cow-boy ! » lui dit-il en souriant. Elle lui rendit son sourire et regarda au loin. C’est vrai qu’on dirait un cow-boy, songea-t-il devant la grande femme mince qui plissait les yeux pour voir l’horizon, un cow-boy en forme de fille. Il voyait bien qu’elle n’était pas japonaise, même pas d’origine, mais ce prénom lui allait bien, et puis – ce détail revêtait une immense importance pour lui depuis les événements – elle le rassurait, un peu comme un parent, un parent qui serait encore plus fort que des parents, qui serait à la fois sa mère et son père. Comme un super-héros ! Comme ce type avec les griffes qu’il avait vu dans sa bédé favorite quand il avait dix ans. Il ne l’avait pas oublié celui-là, il se souvenait même de la référence : Incredible Hulk #180 !

« Le soleil se couche, tu devrais aller voir ce que fabrique Happy, il va falloir qu’on y aille. La station-service n’offre pas d’abri suffisamment solide pour la nuit : on va devoir rouler, » lui annonça-t-elle avec un air désolé. Elle chargea les deux jerricans déjà pleins dans le coffre à côté des sacs de provisions et de la trousse à pharmacie, et commença à remplir le troisième qu’elle calerait derrière le siège passager.
Nick retourna à la petite boutique, les néons qui étaient encore alimentés commençaient à clignoter leur lumière blafarde. « Happy ! » demanda-t-il en entrant, ne voyant personne. « Happy ? » Il sentit un  frisson lui parcourir l’échine mais continua d’avancer, à pas feutrés, regardant entre les rayons. « Happy ? » souffla-t-il, murmurant presque, puis, envahi par la panique, il hurla : « HAPPY !!!!! »
« Oui, oh ! Ça va ! On a le droit d’aller aux toilettes ! »
Il la regarda débouler de l’arrière boutique, s’essuyant les mains avec un chiffon. Soulagé, il s’adossa à un rayonnage de conserves savamment empilés en pyramide, qui s’effondra.
« Bravo ! Non mais regarde-moi ça ! Quel mala... Nick... Nick ?... tu entends ? »
Tous deux se figèrent, tendant l’oreille. Par-delà le fracas métallique et sourd des lourdes boîtes de conserves roulant au sol, une sorte de brouhaha leur parvenait. Un bruit qu’ils connaissaient bien désormais, un bruit de borborygmes et de pas qui se traînent.
« C’est dans la station ? murmura Happy, les yeux écarquillés.
— Non, on dirait que ça vient de dehors, derrière. »

à suivre...

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