Témoignage de
Rosemary Silver, recueilli le 12 janvier 1972, peu après que l’invasion
commence à devenir préoccupante - Dossiers du Capitaine McQueen.
Billy LaFleur
Travaillait au garage du vieux Joe Crudup. Je me souviens que je passais
beaucoup de temps à le regarder. Au début, je m’arrangeais pour venir acheter
des bonbons à la station-service, surtout lorsque je venais d’avoir mon argent
de poche. Je tendais à Minnie Crudup, la femme de Joe, mon billet d’un dollar,
et comme elle n’y voyait rien - elle avait toujours refusé de porter des
lunettes - elle passait un temps fou à me rendre la monnaie en pièces de 25
cents.
Pendant ce
temps, je regardais Billy, là-bas, penché sous le capot des Studebaker, des
Lincoln, et autres caisses de l’époque, du cabriolet au pick-up en passant par
les tracteurs des fermiers des environs.
L’arrivée de
Billy avait été un événement pour moi. Notre patelin du Missouri n’avait jamais
connu grand chose d’intéressant hormis la bataille de 1862. On avait une rue
principale, une bibliothèque, un dinner, une épicerie drugstore, une
mairie, un poste de police, un petit cabinet médical, un collège, un garage, et
des fermes, de nombreuses fermes et des champs. Il y avait aussi une espèce de
tripot un peu en dehors de la ville mais on
n’en parlait pas. Puis aussi l’école et l’église. Je n’allais ni à
l’une, ni à l’autre de bon cœur.
L’été de mes dix
ans, Billy LaFleur avait débarqué à Lone Jack, un jour, comme ça. Une ’55 Chevy
bleu ciel et noir - une 210 je crois - l’avait déposé sur le bord de la route
avec son baluchon, et il avait marché vers le garage du vieux Crudup, sur le
terre-plein poussiéreux, et avait demandé s’il y avait du boulot pour lui.
Billy était
mécanicien, Crudup était vieux : il lui fallait du renfort et il l’avait
engagé.
Alors, chaque
fois que je venais acheter des bonbons, je regardais Billy dans son débardeur
blanc maculé de cambouis, penché au-dessus des moteurs ou couché sous les
voitures. « Ça va, petit ? » me disait-il parfois de loin, pour
me saluer. Il ne s’était jamais approché assez pour voir que c’était
« petite », mais je ne peux pas lui en vouloir, j’étais un peu garçon
manqué.
J’essayais de
venir le voir aussi souvent que possible, et quand je n’avais plus d’argent de
poche pour les bonbons, je me cachais dans la grange des Crudup, ou dans les
bosquets derrière la station, pour l’observer. Il était tellement absorbé par
ses réparations que je crois bien qu’il n’a jamais rien remarqué.
Billy sortait
avec Suzanne, la fille des McNally qui possédaient le drugstore. Suzanne était
blonde et, comme toutes les Suzanne de la terre - du moins dans mon esprit -
avait des taches de rousseur. Ses yeux étaient noirs et soulignés de mascara,
sa bouche rouge comme un coquelicot. Lorsqu’elle sortait, elle ajoutait sur ses
paupières un trait d’eye-liner qui rendait son regard encore plus troublant.
Elle portait une frange rehaussée par un un serre-tête, qu’elle assortissait à
ses tenues : rose un jour, bleu le lendemain. Je crois même me souvenir
que ses socquettes étaient assorties aussi.
Suzanne ne me
remarquait jamais non plus, et elle ne me disait jamais bonjour lorsque je la
croisais au drugstore où je venais avec ma mère : les gosses ne
l’intéressaient pas, je l’avais entendue le dire à ses copines un jour où elles
s’étaient réunies pour papoter et regarder les garçons, assises sur le banc en
face du cinéma, attendant le début de la séance comme chaque samedi après-midi.
Minnie Crudup
avait fini par me proposer de venir à la station pour nettoyer les pare-brise
des clients. Elle devait trouver que je dépensais trop d’argent de poche en
bonbons et voulait m’en faire gagner un peu. Elle avait obtenu sans peine
l’accord de mes parents qui la connaissaient bien et qui pensaient de même.
Chaque jour en sortant de l’école je courais donc là-bas pour gagner quelques
cents, et comme il ne passait pas trop de monde, je restais surtout assise à
côté de l’entrée à regarder Billy, occupé au garage. Je venais aussi le samedi
puisque je n’avais pas classe.
Tous les samedis
soirs après le boulot, Billy LaFleur se préparait pour aller chercher Suzanne
et l’emmener danser à Independance, qui se trouve à peine à une demie heure de
chez nous. Maintenant que j’étais « de la maison », Billy me faisait
un peu la causette et me laissait parfois lui tenir compagnie pendant qu’il
s’apprêtait.
Avant de passer
sa chemise, il se campait devant le miroir du garage avec son peigne et sa
brillantine et, tout en écoutant les tubes d’Elvis et de Gene Vincent qui
passaient sur radio KMOX, il se faisait une banane de tous les diables, aussi
lisse et luisante que la carapace d’un scarabée d’or. Billy avait la mâchoire
carrée, un nez assez petit et retroussé, une bouche aux lèvres charnues, et des
yeux bleus rieurs. Il était grand et mince, et plutôt musclé.
Et donc, chaque
samedi soir, il empruntait la Roadmaster Skylark du vieux Crudup, une superbe
décapotable de 1953, rouge et rutilante, et partait chercher Suzanne. « Á
lundi, gamin ! » me criait-il avec son accent du Midwest avant de
disparaître dans un nuage de poussière.
En général, je
le revoyais avant le lundi : il m’arrivait de faire le mur à l’insu de mes
parents et d’aller planquer derrière la station aux petites heures du matin
pour le voir rentrer de virée. Billy avait sa chambre au-dessus de chez les
Crudup et on y accédait par un petit escalier extérieur.
Souvent, après
avoir déposé Suzanne, il garait tant bien que mal la Buick du vieux, et je le
voyais en descendre, titubant, les cheveux en bataille, paraissant encore plus
mince dans ses pantalons collants à imprimé léopard, ses bottines de cuir
pointues, et sa chemisette de bowling déboutonnée. Parfois, il poussait le vice
jusqu’à porter des chaussures en daim bleu, mais en général, c’étaient les gegenes
en cuir noir. De temps en temps il revenait avec un œil au beurre noir, une
lèvre fendue, une mâchoire bleuie et les phalanges écorchées : les gars du
coin n’aimaient pas trop Billy LaFleur. Pour ces gros péquenauds mal dégrossis,
- ceci dit sans préjugés, mes parents étaient fermiers à Lone Jack et c’étaient
de bonnes personnes très respectables - le beau garçon représentait quelque
chose qu’ils ne comprenaient pas et qui les dérangeait.
Durant la
semaine ils le ménageaient - Billy réparait leurs bagnoles, leurs motos, leurs
scooters et, comme je l’ai déjà dit, les tracteurs de leurs parents - mais
pendant les sorties du week-end, ils faisaient dès que possible payer à
« cette tarlouze débarquée d’on ne sait où » l’outrecuidance dont il
faisait preuve en s’affichant au bras de la plus jolie fille du coin avec son
pantalon léopard.
C’est pas
évident d’être la gueule d’amour locale, maintenant que j’ai grandi et
embelli je le sais. À l’époque par contre, compte tenu de mes dix ans et de mon
allure de sale gosse, personne, et encore moins Billy, ne s’intéressait à moi.
Plein de bière
et de whisky, la tête remplie d’airs à la mode, Billy rentrait donc toujours
très tard de ses virées du samedi. Un jour qu’il était trop saoul pour grimper
seul l’escalier, je sortis de ma retraite et le soutins tandis qu’il montait se
mettre au lit.
« Merci...
gamin ! T’es... un su...per gamin ! » hoqueta-t-il, exhalant une
haleine à faire tomber les mouches tandis que je l’aidais à s’affaler sur son
canapé et lui retirai ses bottines.
Même
complètement bourré, Billy LaFleur n’avait jamais d’idées tordues ou malsaines.
Ainsi, je le retrouvais souvent le samedi pour l’aider à se mettre au lit et à
désinfecter ses blessures quand il en avait - et il en avait fréquemment.
Je m’arrangeais toujours pour que mes parents ne remarquent pas mon
absence, et comme le dimanche on me laissait dormir un peu plus longtemps même
s’il fallait se lever pour aller à la messe, je pouvais rentrer discrètement...
et rattraper mon manque de sommeil pendant les sermons du Révérend Wilkins,
durant lesquels il m’arrivait aussi de me faire sermonner par ma mère et ma
grand-mère Peggy, entre lesquelles j’étais assise.
à suivre...
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