lundi 23 février 2015

Chapitre V : 2017 (partie 2)


L’adolescent tourna la tête vers la fenêtre, scrutant l’air nocturne avec un sourire :
— Julie ! C’est Julie ! annonça-t-il tout content. J’y vais ! 
— Sûrement pas ! gronda Reiko.
La tignasse blonde et bouclée du jeune homme s’immobilisa et il tourna lentement son regard vers la femme, les fossettes qui ornaient ses joues disparurent avec son sourire tandis que ses parents poussaient un soupir désolé.
— Je vais voir, vous restez là, ordonna fermement Reiko.
Elle se dirigea vers la porte d’entrée et ouvrit. Une toute jeune fille aux longs cheveux châtains se tenait dans l’allée près de la boîte aux lettres. Elle portait une chemise en flanelle rouge et noir à carreaux et un jean déchiré taillé en bermuda par-dessus des collants noirs et aux pieds de vieilles rangers également noires. Elle souriait aimablement en direction de la maison, ses lèvres étaient maquillées d’un joli rouge.
— Julie ? demanda Reiko.
Julie fit un petit signe de la main, ce fut suffisant à son interlocutrice pour définir son état, mais Cory s’était déjà précipité vers sa petite-amie qui tendait les bras pour le recevoir.
— Non ! rugit Reiko s’interposant entre eux juste à temps pour réceptionner Julie dans ses bras et pousser le jeune dans la pelouse où il tomba lourdement à plat ventre. Tout en se redressant, il entendit un craquement hideux tandis que sa protectrice brisait les vertèbres de la jeune fille.
— Tu vois ! dit-elle à Cory alors qu’elle maintenait le corps inanimé de Julie contre elle, le soutenant avec une étrange tendresse et un respect qui contrastait avec la brusquerie dont elle venait de faire preuve : tout l’arrière de la tête est défoncé, et le dos aussi est en putréfaction. Ils sont malins, ils peuvent encore vous cacher ce qu’ils sont lorsque c’est comme ça. Elle se serait tournée, tu aurais su…
Reiko secoua avec application le cadavre et la tête de Julie, et la matière autrefois grise se répandit sur la pelouse avec un bruit de tomates pourries.
Cory était consterné, et ses parents, restés sur le seuil de la maison, regardaient la scène d’un air désolé. Le monde était comme ça maintenant. C’était la fin d’une civilisation qu’on avait tenté de faire durer malgré tout et qui était à présent usée jusqu’à la corde.
Ils avaient longtemps pensé que ça viendrait d’autre chose : les guerres tuaient assez de monde depuis toujours, les conflits, la folie, le manque d’amour que les humains avaient pour eux-mêmes. Mais non, ç’avait été les zombies. Et comme cela avait été long et insidieux durant ces soixante dernières années…
*
Les pales du vieux BELL 429 produisaient un vacarme assourdissant. Cory était assis à côté du Révérend Manning et ses parents se tenaient en face d’eux. Une petite armada d’hélicoptères était venue les chercher, eux et les autres survivants que le Révérend cachait dans son église. C’était amusant, avait pensé le jeune homme, de voir ce petit groupe d’humains, de tous âges, sexes, nationalités, obédiences, attendant sagement qu’on vienne les emporter dans les airs. C’était comme l’arche de Noé. Seuls quelques-uns savaient ce qui se passerait. Évidemment, Reiko était restée en bas. Il savait qu’ailleurs, Rosemary, Doug, et Terry – qui avait survécu avec son protecteur et était devenu un homme, un guerrier lui aussi – étaient aussi quelque part en bas, en train d’attendre. Les derniers militaires étaient arrivés peu avant et n’avaient pas perdu de temps pour faire monter tout le monde dans les hélicoptères, on aurait dit un essaim de machines qui commençait sa migration. Il y avait un homme étrange assis avec eux, un jeune homme avec un magnifique visage aux contours parfaitement ciselés, aux pommettes hautes et saillantes, aux grands yeux très clairs, presque transparents tellement ils étaient clairs, qui brillaient sous sa frange brune. Il était grand et mince quoique son corps semble puissant, et il irradiait une sorte de lumière. Il regardait Reiko en bas, et souriait calmement dans sa direction, d’une bouche parfaite elle aussi. Il souriait à Reiko, comme ça, de loin, paisiblement, malgré les hordes de zombies qui accouraient vers elle. Reiko savait ce qu’elle avait à faire. Elle brillait beaucoup aujourd’hui, songeait Cory, sa peau étrange revêtait enfin son éclat au grand jour. Sa lumière ressemblait un peu à celle qui émanait de cet individu dans l’hélico. Il aurait aimé savoir ce que pensait et ressentait Reiko à ce moment même, elle qui savait bien, malgré ce qu’elle essayait de faire, qu’elle ne pourrait jamais être à tous les endroits à la fois pour protéger et sauver tout le monde. Il se demandait si elle était frustrée, résignée, ou si elle pensait finalement, après ces années de lutte, comme le Colonel Bluehorse, que chacun avait son chemin à accomplir et que c’était le destin. Il se remémora les histoires incroyables que le vieil Indien Cree lui avait narrées : des histoires comme quoi toutes les choses de la Terre avaient une âme, que tous étaient les cellules d’un même Grand Esprit, que la magie de la Terre courait aussi dans ses veines, dans les animaux, les plantes, les montagnes, les océans, dans le ciel, les éclairs, les nuages et au-delà, que l’infestation n’était qu’une épreuve parmi toutes celles qui avaient jalonné l’histoire de l’humanité, un test, une leçon, que les gens dans les vaisseaux savaient, mais que c’était à chaque zombie chez qui subsistait une étincelle de vie de trouver en lui la réponse, et à chaque humain resté humain, de faire pareil, mais que tout ça lui serait expliqué en temps voulu, si jamais la solution n’était pas trouvée assez vite. Bluehorse avait vu tout de suite que Cory ne le croyait pas, alors il n’avait pas insisté, et il avait gentiment penché vers lui sa longue chevelure noire nattée où pendaient toujours quelques plumes d’aigle : « Un jour tu te souviendras de ce que fait Rosemary, et de ce que fait Reiko, et tu laisseras tes dons te guider toi aussi ».

Cory se sentit triste. Il regarda ses parents, qui lui souriaient, et serra la main du Révérend assis à côté de lui. Otis Manning l’avait intimidé depuis leur première rencontre. Il était très grand et très carré, vraiment imposant, sa peau était noire, et il était constamment souriant, et d'un calme extrême. Ce calme perturbait toujours un peu Cory, lui rappelant ce fameux adage, le calme avant la tempête. Sentant que Cory avait besoin d’être rassuré par quelques explications, il lui apprit que le jeune homme étrange était connu d’eux sous le nom de Gabriel et qu’il était ce qu’on pouvait appeler la moitié de Reiko – ou peu importait son nom humain – et que tous les êtres vivants avaient une moitié comme ça, mais que peu s’en souvenaient pour le moment, et il lui dit aussi que Reiko n’avait pas encore terminé son apprentissage et que c’est pour cela qu’elle restait en bas, tout comme lui, Cory, devrait redescendre bientôt, puisque sa formation était pratiquement achevée, pour aider à reconstruire. Les parents de Cory semblaient à la fois abasourdis et étrangement sereins, comme s’ils ne réalisaient pas qu’ils étaient en pleine apocalypse et qu’on leur annonçait un programme dépassant l’entendement humain. Gabriel regardait toujours en bas, et Reiko irradiait de plus en plus, elle avait épuisé ses munitions et se battait désormais à mains nues contre les zombies qui commençaient à la submerger. Si elle s’était trouvée à bord de l’hélicoptère avec eux, elle aurait remarqué que le visage de cet être lumineux était le même que celui de Nick et elle se serait souvenue. Mais pour le moment elle devait achever sa mission, et d’ailleurs Cory la soupçonnait de ne plus penser, de se battre comme une machine prête à exploser. Il regarda vaguement Gabriel et se dit qu’on appelait peut-être ces créatures des anges selon certaines croyances, il pensa à ce que le Révérend lui avait dit, et au Colonel Bluehorse, et imagina que Doug et les autres aussi, devaient jouer la même scène, chacun dans son coin du monde ou de ce qu’il en restait.
Ils vaincraient, il l’espérait, il ne voulait pas revenir pour se battre comme eux, il ne voulait pas être un chevalier, même s’il avait suivi cette formation. Il se rendait compte en cet instant qu’en réalité il ne savait rien, qu’il avait toujours rejeté ces évidences bizarres avec incrédulité et qu’il ne saurait pas comment en faire sa vraie vie. Il voulait une vie normale, il voulait la paix, il ne voulait pas être leur Galaad, celui qui reviendrait après que les quatre chevaliers qui renaissaient sans cesse sous ces formes diverses, Lancelot, Perceval, Gauvain et son fils Gingalain, auraient échoué. Il se mit à prier pour qu’ils réussissent à sauver le monde, mais il se demanda où se trouvait celui qui était Arthur.
Soudain, alors qu’ils étaient très haut et que Reiko n’était plus qu’un petit point de lumière entouré de milliers de points sombres, son rayonnement s’intensifia. Très rapidement, il y eut une montée de lumière qui irradiait autour du noyau formé par Reiko dans un brouhaha d’ouragan qui ressemblait au bruit des vagues déchaînées pendant une tempête, une sorte de poussière lumineuse monta vers le ciel, puis une explosion au son étouffé qui souffla tout sur son passage… et Cory fut aveuglé par une masse étrange qui se découpa au-dessus de l’hélicoptère. C’était comme si une forme transparente se décollait du ciel au-dessus d’eux et prenait corps au milieu des nuages et du ciel bleu, traversée par les rayons du soleil, irradiant la même lumière que Reiko mais incommensurablement plus puissante. Ses yeux s’habituèrent peu à peu et il distingua comme le dessous d’un vaisseau aux formes rappelant celles d’une baleine géante, un immense vaisseau dont il ne voyait pas les limites, plus grand qu’un porte-avion, plus grand que dix stades de foot, plus grand qu’un village ou qu’une petite ville.
« On rentre à la maison, » dit Gabriel d’une voix douce.

à suivre...

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