L’adolescent
tourna la tête vers la fenêtre, scrutant l’air nocturne avec un sourire :
— Julie !
C’est Julie ! annonça-t-il tout content. J’y vais !
— Sûrement
pas ! gronda Reiko.
La tignasse
blonde et bouclée du jeune homme s’immobilisa et il tourna lentement son regard
vers la femme, les fossettes qui ornaient ses joues disparurent avec son
sourire tandis que ses parents poussaient un soupir désolé.
— Je vais voir,
vous restez là, ordonna fermement Reiko.
Elle se dirigea
vers la porte d’entrée et ouvrit. Une toute jeune fille aux longs cheveux
châtains se tenait dans l’allée près de la boîte aux lettres. Elle portait une
chemise en flanelle rouge et noir à carreaux et un jean déchiré taillé en
bermuda par-dessus des collants noirs et aux pieds de vieilles rangers
également noires. Elle souriait aimablement en direction de la maison, ses
lèvres étaient maquillées d’un joli rouge.
— Julie ? demanda Reiko.
Julie fit un
petit signe de la main, ce fut suffisant à son interlocutrice pour définir son
état, mais Cory s’était déjà précipité vers sa petite-amie qui tendait les bras
pour le recevoir.
— Non !
rugit Reiko s’interposant entre eux juste à temps pour réceptionner Julie dans
ses bras et pousser le jeune dans la pelouse où il tomba lourdement à plat
ventre. Tout en se redressant, il entendit un craquement hideux tandis que sa
protectrice brisait les vertèbres de la jeune fille.
— Tu vois !
dit-elle à Cory alors qu’elle maintenait le corps inanimé de Julie contre elle,
le soutenant avec une étrange tendresse et un respect qui contrastait avec la
brusquerie dont elle venait de faire preuve : tout l’arrière de la tête est
défoncé, et le dos aussi est en putréfaction. Ils sont malins, ils peuvent
encore vous cacher ce qu’ils sont lorsque c’est comme ça. Elle se serait
tournée, tu aurais su…
Reiko secoua
avec application le cadavre et la tête de Julie, et la matière autrefois grise
se répandit sur la pelouse avec un bruit de tomates pourries.
Cory était
consterné, et ses parents, restés sur le seuil de la maison, regardaient la
scène d’un air désolé. Le monde était comme ça maintenant. C’était la fin d’une
civilisation qu’on avait tenté de faire durer malgré tout et qui était à
présent usée jusqu’à la corde.
Ils avaient
longtemps pensé que ça viendrait d’autre chose : les guerres tuaient assez
de monde depuis toujours, les conflits, la folie, le manque d’amour que les
humains avaient pour eux-mêmes. Mais non, ç’avait été les zombies. Et comme
cela avait été long et insidieux durant ces soixante dernières années…
*
Les pales du
vieux BELL 429 produisaient un vacarme assourdissant. Cory était assis à côté
du Révérend Manning et ses parents se tenaient en face d’eux. Une petite armada
d’hélicoptères était venue les chercher, eux et les autres survivants que le
Révérend cachait dans son église. C’était amusant, avait pensé le jeune homme,
de voir ce petit groupe d’humains, de tous âges, sexes, nationalités,
obédiences, attendant sagement qu’on vienne les emporter dans les airs. C’était
comme l’arche de Noé. Seuls quelques-uns savaient ce qui se passerait. Évidemment, Reiko était restée en bas. Il savait qu’ailleurs,
Rosemary, Doug, et Terry – qui avait survécu avec son protecteur et était
devenu un homme, un guerrier lui aussi – étaient aussi quelque part en bas, en
train d’attendre. Les derniers militaires étaient arrivés peu avant et
n’avaient pas perdu de temps pour faire monter tout le monde dans les
hélicoptères, on aurait dit un essaim de machines qui commençait sa migration.
Il y avait un homme étrange assis avec eux, un jeune homme avec un magnifique
visage aux contours parfaitement ciselés, aux pommettes hautes et saillantes, aux grands yeux très clairs, presque transparents tellement ils étaient
clairs, qui brillaient sous sa frange brune. Il était grand et mince quoique
son corps semble puissant, et il irradiait une sorte de lumière. Il regardait
Reiko en bas, et souriait calmement dans sa direction, d’une bouche parfaite
elle aussi. Il souriait à Reiko, comme ça, de loin, paisiblement, malgré les
hordes de zombies qui accouraient vers elle. Reiko savait ce qu’elle avait à
faire. Elle brillait beaucoup aujourd’hui, songeait Cory, sa peau étrange
revêtait enfin son éclat au grand jour. Sa lumière ressemblait un peu à celle
qui émanait de cet individu dans l’hélico. Il aurait aimé savoir ce que pensait
et ressentait Reiko à ce moment même, elle qui savait bien, malgré ce qu’elle
essayait de faire, qu’elle ne pourrait jamais être à tous les endroits à la
fois pour protéger et sauver tout le monde. Il se demandait si elle était
frustrée, résignée, ou si elle pensait finalement, après ces années de lutte,
comme le Colonel Bluehorse, que chacun avait son chemin à accomplir et que
c’était le destin. Il se remémora les histoires incroyables que le vieil Indien
Cree lui avait narrées : des histoires comme quoi toutes les choses de la
Terre avaient une âme, que tous étaient les cellules d’un même Grand Esprit,
que la magie de la Terre courait aussi dans ses veines, dans les animaux, les plantes, les montagnes, les océans, dans le ciel, les
éclairs, les nuages et au-delà, que l’infestation n’était qu’une épreuve parmi
toutes celles qui avaient jalonné l’histoire de l’humanité, un test, une leçon,
que les gens dans les vaisseaux savaient, mais que c’était à chaque zombie chez qui subsistait une étincelle de vie de
trouver en lui la réponse, et à chaque humain resté humain, de faire pareil,
mais que tout ça lui serait expliqué en temps voulu, si jamais la solution
n’était pas trouvée assez vite. Bluehorse avait vu tout de suite que Cory ne le
croyait pas, alors il n’avait pas insisté, et il avait gentiment penché vers
lui sa longue chevelure noire nattée où pendaient toujours quelques plumes
d’aigle : « Un jour tu te souviendras de ce que fait Rosemary, et de
ce que fait Reiko, et tu laisseras tes dons te guider toi aussi ».
Cory se sentit
triste. Il regarda ses parents, qui lui souriaient, et serra la main du
Révérend assis à côté de lui. Otis Manning l’avait intimidé depuis leur
première rencontre. Il était très grand et très carré, vraiment imposant, sa peau était noire, et
il était constamment souriant, et d'un calme extrême. Ce calme perturbait toujours un peu Cory,
lui rappelant ce fameux adage, le calme avant la tempête. Sentant que
Cory avait besoin d’être rassuré par quelques explications, il lui apprit que
le jeune homme étrange était connu d’eux sous le nom de Gabriel et qu’il était
ce qu’on pouvait appeler la moitié de Reiko – ou peu importait son nom humain –
et que tous les êtres vivants avaient une moitié comme ça, mais que peu s’en
souvenaient pour le moment, et il lui dit aussi que Reiko n’avait pas encore
terminé son apprentissage et que c’est pour cela qu’elle restait en bas, tout
comme lui, Cory, devrait redescendre bientôt, puisque sa formation était
pratiquement achevée, pour aider à reconstruire. Les parents de Cory semblaient
à la fois abasourdis et étrangement sereins, comme s’ils ne réalisaient pas
qu’ils étaient en pleine apocalypse et qu’on leur annonçait un programme
dépassant l’entendement humain. Gabriel regardait toujours en bas, et Reiko
irradiait de plus en plus, elle avait épuisé ses munitions et se battait
désormais à mains nues contre les zombies qui commençaient à la submerger. Si
elle s’était trouvée à bord de l’hélicoptère avec eux, elle aurait remarqué que
le visage de cet être lumineux était le même que celui de Nick et elle se
serait souvenue. Mais pour le moment elle devait achever sa mission, et
d’ailleurs Cory la soupçonnait de ne plus penser, de se battre comme une
machine prête à exploser. Il regarda vaguement Gabriel et se dit qu’on appelait
peut-être ces créatures des anges selon certaines croyances, il pensa à ce que
le Révérend lui avait dit, et au Colonel Bluehorse, et imagina que Doug et les autres aussi, devaient
jouer la même scène, chacun dans son coin du monde ou de ce qu’il en restait.
Ils vaincraient,
il l’espérait, il ne voulait pas revenir pour se battre comme eux, il ne
voulait pas être un chevalier, même s’il avait suivi cette formation. Il se
rendait compte en cet instant qu’en réalité il ne savait rien, qu’il avait
toujours rejeté ces évidences bizarres avec incrédulité et qu’il ne saurait pas
comment en faire sa vraie vie. Il voulait une vie normale, il voulait la paix,
il ne voulait pas être leur Galaad, celui qui reviendrait après que les quatre chevaliers qui renaissaient sans cesse sous ces formes diverses, Lancelot, Perceval, Gauvain et son fils
Gingalain, auraient échoué. Il se mit à prier pour qu’ils réussissent à sauver
le monde, mais il se demanda où se trouvait celui qui était Arthur.
Soudain, alors
qu’ils étaient très haut et que Reiko n’était plus qu’un petit point de lumière
entouré de milliers de points sombres, son rayonnement s’intensifia. Très
rapidement, il y eut une montée de lumière qui irradiait autour du noyau formé
par Reiko dans un brouhaha d’ouragan qui ressemblait au bruit des vagues
déchaînées pendant une tempête, une sorte de poussière lumineuse monta vers le
ciel, puis une explosion au son étouffé qui souffla tout sur son passage… et
Cory fut aveuglé par une masse étrange qui se découpa au-dessus de
l’hélicoptère. C’était comme si une forme transparente se décollait du ciel
au-dessus d’eux et prenait corps au milieu des nuages et du ciel bleu,
traversée par les rayons du soleil, irradiant la même lumière que Reiko mais
incommensurablement plus puissante. Ses yeux s’habituèrent peu à peu et il
distingua comme le dessous d’un vaisseau aux formes rappelant celles d’une baleine
géante, un immense vaisseau dont il ne voyait pas les limites, plus grand qu’un
porte-avion, plus grand que dix stades de foot, plus grand qu’un village ou
qu’une petite ville.
« On rentre
à la maison, » dit Gabriel d’une voix douce.
à suivre...
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