Il y avait un
vaste champ en contrebas de la station service, ils avaient vérifié et il était
vide à leur arrivée, mais la nuit tombait, ils étaient là depuis deux heures,
et les choses marchaient implacablement malgré leur lenteur, si bien que
maintenant, elles arrivaient.
Ils déboulèrent
hors de la boutique, se précipitant vers l’enseigne lumineuse qui papillotait
son ‘Enco’ fatigué devant les pompes, tombant sur Reiko qui venait vers eux en
courant, un Winchester à pompe dans une main. Aucun ne criait, ne voulant pas
attirer davantage les créatures.
Reiko voyait les
premiers crânes pointer depuis le champ derrière la boutique, et l’odeur aussi
lui parvenait. Elle garda les enfants contre elle, les empêchant de se
retourner.
« Vite, on
ne pourra pas leur échapper dans la voiture, le réservoir est à sec et je n’ai
eu que le temps de remplir les jerricans. Courez vers l’arrière du camion
citerne et montez la petite échelle métallique.
— Quoi ?
Mais...
— Ne discute pas
Happy, courez ! »
Nick et Happy ne
se le firent pas dire deux fois, ils se précipitèrent vers le monstre de métal
tandis que Reiko couvrait leurs arrières, reculant précautionneusement, son
fusil pointé vers l’ennemi au cas où certains auraient des velléités de se
jeter sur eux. Elle ne savait pas dire ce qui était pire, de l’odeur de ces
choses, de leurs bruits infects ou de leur vue défiant toutes les horreurs
qu’on eût pu croiser. Le plus atroce était de savoir qu’ils avait été des gens,
de vraies personnes, qu’ils avaient vécu, qu’ils avaient ri, qu’ils avaient
souffert, qu’ils avaient lutté, qu’ils avaient fondé des familles, élevé des
enfants, travaillé, été au cinéma, écouté de la musique, qu’ils avaient eu des
rêves, des déceptions, et que maintenant ils n’étaient plus que ces abominables
cadavres qui marchaient tout seuls, sans âmes, sans pensées, mus par une faim
de chair vivante et par de vagues réminiscences, des réflexes de leur vie
passée qui parcouraient les cellules en décomposition de leurs cerveaux comme
des impulsions électriques survivantes éclairent parfois une vieille ampoule
pendant une fraction de seconde lorsqu’il n’y a plus de courant. Comme le néon
fatigué de l’enseigne ‘Enco’, qui vacillait derrière elle : pas tout à
fait éteint, mais plus vraiment allumé.
Reiko se
retourna : les gosses étaient sur le toit de la citerne. Elle ne tira pas
en direction des morts-vivants bien que ceux-ci se rapprochent dangereusement,
elle connaissait bien leur réaction aux bruits et à la panique : cela
n’aurait fait que les attirer davantage. Elle partit en courant rejoindre ses
deux protégés et grimpa la petite échelle de ferraille.
*
« On va
entrer dans la citerne, » annonça-t-elle aux deux jeunes qui fixaient la
trappe d’ouverture sur le toit de l’énorme cylindre d’acier. Ils se tenaient
là, trois ombres chinoises se découpant contre l’indigo du ciel crépusculaire,
accroupis, faussement rassurés par la hauteur qui les séparait du groupe de
zombies se dirigeant vers eux et que les dernières lueurs du couchant
éclairaient à peine.
Happy lui jeta
un regard incrédule : « C’est une blague ? On ne va quand même
pas rentrer là-dedans ! C’est plein de gasoil, on va crever !
— Mais de toute
façon nous n’avons pas le choix : si on n’y entre pas, on va crever !
Regarde combien ils sont ! Tu crois que j’ai assez de munitions ?
répondit-elle fermement.
— Mais on va se
noyer dans cette merde ! » protesta Happy tandis que Reiko, ayant
confié sa Winchester à Nick, qui ne disait rien, fixant avec terreur l’essaim
de cadavres qui s’approchait, forçait sur le levier pour ouvrir la capsule.
« Enfin ! »
s’exclama-t-elle alors que le couvercle du trou d’homme bascula lourdement,
découvrant de petites barres de métal transversales qui descendaient à
l’intérieur du container. Elle se pencha avant de déclarer :
« Tu as de la chance, Happy ! Elle est presque vide ! » Et
sans plus de cérémonie, elle agrippa Happy par l’épaule et la força à descendre
le long du goulot, d’où la jeune femme se laissa choir.
« Merde ! » gronda-t-elle, pataugeant jusqu’aux chevilles dans
le carburant. Reiko fit rapidement passer Nick devant elle, et une nouvelle
protestation s’éleva : « Mais c’est pas vrai ! Ce petit con m’a
éclaboussée en tombant ! »
Reiko hocha la
tête : c’était presque drôle de voir comment des détails sans importance
subsistaient dans ces moments de danger extrême. Elle ne savait même pas s’ils
pourraient s’en sortir, et pourtant Happy râlait comme si de rien n’était. Elle
jeta un coup d’œil aux zombies : l’un d’eux était en train d’ouvrir la
portière de la cabine conducteur, il ne leur faudrait pas longtemps avant
d’essayer de grimper. Elle descendit en vitesse les premiers échelons et
referma la trappe au-dessus d’elle, bloquant le verrouillage de l’intérieur
avec sa Winchester avant de se laisser tomber à son tour.
« Reiko, »
annonça Nick en lui agrippant le bras, « je ne crois pas qu’on va pouvoir
tenir longtemps, c’est étouffant ces vapeurs, j’ai les yeux qui brûlent. » Mais
cette dernière sortit trois masques à gaz d’un sac à dos qu’elle avait apporté
et ils s’en couvrirent aussitôt le visage. Elle alluma également une sorte de
petite lampe spéciale qui projeta une vague lueur à l’intérieur de la citerne,
se reflétant sur le carburant qui restait au sol.
« Bon sang,
mais c’est quoi tout ça ? demanda Happy. T’as fait l’armée ou
quoi ? »
Reiko sourit
vaguement sans répondre, mais avec le masque sur le visage qui ne laissait
apercevoir que ses yeux, c’était difficile de différencier ça d’une
grimace : « On va rester là autant qu’on pourra, les masques ont
trois heures d’autonomie… J’espère que cette merde ne va pas nous bouffer la
peau trop rapidement.
— Et quand on pourra
sortir, quoi ? demanda Nick.
— Nous devrons
être très prudents. Je monterai en éclaireur… à moins que j’arrive à percer un
petit trou pour observer, dit-elle en regardant un petit foret monté sur un
vilebrequin qu’elle tenait à la main.
— Tu vas percer
ça ? dit Happy en montrant la paroi d’acier. Avec ça ? dit-elle
encore en désignant l’outil rudimentaire.
— Ouaip, déclara
nonchalamment Reiko. Enfin, je vais essayer, puis on va d’abord attendre un
moment que ces machins nous oublient. Avec l’odeur du carburant ils ont déjà dû
arrêter de nous sentir. Le temps que ça monte aux trois neurones qu’il leur
reste et ils se remettront en route pour chercher d’autres proies. »
Le masque de
Nick laissa passer un « Que Dieu t’entende, » que ses deux camarades ne
perçurent même pas, et l’attitude de Happy, les mains sur les hanches et le
menton relevé, trahissait son incrédulité.
Dehors, les
zombies se trainaient comme ils pouvaient autour du camion-citerne, s’y
aplatissant comme des mouches sur du papier gluant. Ils avaient investi la
cabine conducteur, rampaient sous les essieux, tournaient autour du véhicule,
arrachaient les pneus. Les plus intrépides – à moins qu’ils fussent les plus
malins, ou simplement les plus affamés – grimpaient à l’échelle de métal qui menait
à la trappe et forçaient vaguement sur le levier que Reiko avait bloqué de
l’intérieur, mais assez curieusement ils n’insistaient pas autant qu’elle
l’aurait cru. L’odeur du gasoil avait au moins ça de bien qu’elle masquait
celle des humains et inversement : outre le masque à gaz, la puanteur
infecte des zombies paraissait moins intense derrière les vapeurs du carburant.
Les râles et les
grognements inarticulés se répercutaient sourdement à l’intérieur du réservoir
où Happy et Nick s’étaient blottis dans les bras de Reiko. Elle était grande,
quoique sans excès, si bien qu’elle les dépassait largement tous les deux, et
la puissance de ses bras pourtant minces les rassurait. Ils formaient un
étrange tableau, serrés ainsi debout les uns contre les autres au milieu de la
marre sombre de gazole qui luisait sinistrement à la lueur de la loupiotte, au
fond de cette citerne qui semblait aussi vaste et sombre que l’intérieur d’une
baleine. Nicky pensait au Capitaine Achab. Il aurait eu fort à faire contre les
zombies, ils étaient bien plus effrayants que Moby Dick : même s’ils
étaient minuscules en comparaison, leur nombre semblait sans fin.
De temps à
autre, lorsque l’un des enfants éprouvait le besoin de s’asseoir, Reiko
s’adossait à la paroi concave et les prenait un moment sur ses épaules. Nick ne
comprenait pas comment elle pouvait avoir une telle force, mais il se sentait
bien, juché sur son dos, entourant son cou de ses bras et reposant sa tête
contre la longue chevelure sombre. Dès qu’il était un peu reposé, c’était au
tour de Happy de passer ses grandes pattes autour de la taille de Reiko et de
dormir un peu, échappant aux langues gluantes du gasoil qui effleuraient ses
pieds et ses sandales de corde.
Il sembla à Nick
que les bouts des doigts de Reiko, qui avaient touché le carburant, laissaient
voir sous l’épiderme une pellicule argentée. Il se demanda un instant si
c’était pareil pour ses pieds, mais elle portait de lourdes bottes sous son
jean. Il repensa à la coupure sur son épaule et fantasma un instant sur la
possibilité que Reiko puisse être un robot, un robot conçu pour les protéger et
pour les sauver, comme les robots d’Asimov. Mais ça n’était pas possible :
sa peau et ses cheveux étaient ceux d’humains, et elle sentait le soleil et un
léger parfum de cédrat, pas une once de métal n’était perceptible dans son
odeur.
*
« Bien… ça
fait presque deux heures, je n’entends plus rien. Je vais aller voir.
— Tu crois
qu’ils se sont assez éloignés ?
— Je pense que
oui, vu la rapidité avec laquelle ils nous ont rejoints, ils ont dû filer aussi
vite vers d’autres sources de nourriture. Et puis nous sommes baignés de
gasoil, il y a peu de chances qu’ils nous sentent, même s’ils ne sont qu’à
quelques centaines de mètres : l’essentiel pour l’instant c’est qu’ils ne nous
voient pas, il n’y a que comme ça qu’on pourrait se faire repérer de nouveau.
Je pars en éclaireur, vous allez m’attendre ici. »
Nick regarda la
trappe se refermer derrière Reiko et il ne put s’empêcher de serrer la main de
Happy qui se tenait debout à côté de lui. Le hideux masque à gaz kaki de la
jeune femme s’inclina vers lui et elle attira le gamin contre elle. Elle avait
aussi peur que Nick en cet instant. Il regretta de devoir porter cet attirail
de survie lorsqu’il appuya son visage contre le torse de Happy, mais il la tint
fort contre lui, entourant ses hanches de ses bras. Ils attendirent ainsi
enlacés, priant pour que Reiko revienne vite, porteuse de bonnes nouvelles.
*
Elle balaya du
regard les alentours, telle un LIDAR, sans percevoir de présence suspecte, puis
s’assura qu’aucun monstre n’avait trouvé refuge sous le camion ni entre les
essieux. La Winchester dans une main, elle ouvrit la cabine conducteur, y
grimpa et la fouilla minutieusement : ces fichus non-morts étaient rusés
et lui avaient souvent réservé de mauvaises surprises en se dissimulant. Les
effluves de pourriture persistaient mais il n’y avait personne. Elle
redescendit en refermant la portière sans la claquer, tâchant de rester le plus
discrète et le plus silencieuse possible pour ne pas les attirer de nouveau,
puis se dirigea vers la Mustang, parquée juste devant les pompes, à deux pas du
camion-citerne.
Les créatures
avaient essayé d’ouvrir la voiture, mais Reiko l’avait verrouillée avant
d’aller chercher les gosses pour les faire monter dans le camion et les zombies
avaient juste réussi à éclater le pare-brise arrière du coupé 1965, s’emparant
d’un des sacs de nourriture et d’un jerrican, répandant leur contenu sur le
bitume et piétinant les provisions trempées d’essence. Ils savaient comment
pousser les survivants dans leurs derniers retranchements en leur coupant les
vivres et les moyens de fuir et Reiko se félicita qu’ils n’aient pas ouvert le
coffre. Elle regarda derrière le verre brisé, auquel des lambeaux de chairs putréfiées
et des guenilles étaient restés accrochés, puis tourna lentement autour de la
Ford, ouvrant les portières l’une après l’autre pour vérifier qu’aucun zombie
ne s’était tapi entre les sièges ou sur la banquette, et les refermant le plus
doucement et silencieusement possible.
Elle fit le tour
des pompes, regarda en l’air, puis, jaugeant le bitume à peine éclairé par
l’enseigne défectueuse, profita de ce calme apparent et de ce que les gosses
étaient en sécurité pour faire le plein de la voiture, sans cesser de scanner
du regard les alentours. Rien ne bougeait. Ceci fait, elle se dirigea vers la
boutique aux néons blafards.
Tout en
franchissant ces quelques mètres, elle tournait lentement sur elle-même,
pointant son fusil, le doigt sur la détente, tentant de percer la nuit aussi
loin qu’elle pouvait afin de déceler la moindre distorsion dans l’air ou dans
le son. Les créatures semblaient avoir rapidement déserté l’endroit.
Avant d’entrer
dans la boutique, elle en fit le tour par la droite, examinant également le
vaste champ en contrebas par lequel les créatures étaient d’abord arrivées et
s’assurant qu’aucun ne planquait derrière la baraque. Elle entra dans les
toilettes, qui se trouvaient dans un local séparé du côté gauche du
self-service. Dans la pénombre, les urinoirs crasseux, dont l’un était brisé,
semblaient des orbites décharnés sur le visage squelettique du mur aveugle.
Elle écarta doucement la porte de la première stalle, vide, puis la
seconde : une créature était assise là, un vieux journal dans les mains,
parodiant un humain aux toilettes, la dévisageant avec un rictus qui révélait
des gencives recouvertes de moisissure sous ses lèvres rongées par la putréfaction.
L’odeur, mêlée à celle des chiottes usagées et dégoûtantes, lui agressa les
narines et la gorge.
à suivre...
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Les illustrations musicales sont © leurs auteurs respectifs