Ils arrivent, je les entends. Ma jambe me fait atrocement mal.
Impossible de remonter… et tant mieux, au moins ils mettront un peu plus de
temps à m’avoir… Dieu qu’est-ce que je suis venu faire dans cette baraque. J’ai
peur, j’ai peur… il ne fallait pas sortir… Pourquoi suis-je si curieux,
pourquoi…
Mon Dieu, un frôlement… ils respirent !
Ils respirent derrière moi… Maman… Maman !
Cory Eric Peters
se recroquevilla et pressa fort ses paupières afin de ne pas voir l’horreur
s’abattre sur lui.
*
— Maman ?
Maman, tu es venue me chercher ?
— Shh, je ne
suis pas ta Maman. Attrape mon bras, Cory.
Sans réfléchir,
le gamin entoura de ses bras le cou de celle qui avait parlé, à l’aveuglette,
dans le noir, il put seulement sentir qu’il s’agissait d’une femme. Il fut
abasourdi lorsqu’elle le souleva, il se sentait léger comme une plume, plus
léger qu’il ne s’était jamais senti, même lorsqu’il n’était encore qu’un bébé,
il y a une dizaine d’années. Mais les renâclements des monstres le tirèrent de
ses pensées. Elle le serra plus fort, d’un seul bras, tandis que de sa main
libre elle s’agrippait au mur. Il se sentit grimper. Un instant il eut l’impression
d’être transporté par Spiderman. L’inconnue rampait le long de la paroi telle
un lézard, agile, silencieuse, peut-être difficile à repérer pour les
créatures. Ses longs cheveux étaient froids, sa peau aussi, semblait froide,
dans le cou où le gamin avait immédiatement enfoui son visage, en un réflexe de
protection. Un instant, il eut très peur, peur qu’elle soit des leurs, qu’elle
soit venue le prendre, pour le leur livrer. Mais elle n’avait rien de commun
avec ces horreurs, elle sentait bon, et il se trouvait tellement rassuré dans
ses bras, et après la première impression, on aurait finalement dit que sa peau
chauffait.
Même ses parents
ne réussiraient pas à le rassurer autant, il les savait vulnérables en cet
instant, à la merci des troupes implacables. Il aurait voulu qu’elle aille les
chercher, eux aussi.
— J’irai, je te
le promets, mais je dois d’abord te mettre en sûreté.
Elle avait lu
dans ses pensées… Cory resserra son étreinte comme ils débouchaient dans la
pièce qui servait autrefois de salon. Il n’ouvrit pas les yeux, il avait trop
peur. Il connaissait par cœur le décor de la pièce. Le décor de la maison. Les
tapisseries victoriennes passées, déchirées, rongées et décolorées par le
temps, derrière lesquelles se dissimulaient les cafards et la vermine, les
bardeaux de bois délabrés, le jardin étrange envahi d’herbes folles, et les
pierres tombales brisées, au fond, vers la clairière, où pour se faire peur il
s’amusait à imaginer que la nuit rôdaient des vampires. Ce manoir en ruines
abritait ses jeux d’enfant solitaire et taciturne depuis que lui et sa famille
avaient emménagé près de Bangor. Á présent il n’avait plus besoin d’imaginer
des choses pour se faire peur : les choses qui faisaient peur étaient
vraiment là, et c’était loin d’être des créatures aristocratiques et
mystérieuses comme les vampires.
—
Reuaaaaaaaahhhrrhhhh…
Les grognements
lancinants, les bruits de pas traînants sur le parquet grinçant, les chocs
sourds des chutes sur les revers des tapis mités, le firent frissonner de tout
son être. Elle dût sentir son petit corps se crisper car elle le serra plus
fort et dit :
— Surtout
accroche-toi, et n’ouvre les yeux sous aucun prétexte !
Il eut
l’impression d’être emporté par un ouragan, elle se mit à courir, et il sentit
qu’elle traversait la pièce, le couloir, la demeure entière de part en part, le
bruit de ses bottes résonnant comme des coups de boutoir au milieu des autres
qui rampaient, traînant la savate. C’était comme s’il sentait l’air le
fouetter, comme s’ils couraient dehors en plein vent, tellement elle allait
vite à travers l’enfilade de pièces en ruines. Il entendait les bruits, les
borborygmes, il sentait les mains avides qui se tendaient vers eux, qui
accrochaient parfois ses bras, ses cheveux, la puanteur âcre, insoutenable,
mais il percevait la contraction des muscles puissants de celle qui le portait.
Elle fonçait dans le tas sans s’arrêter une seconde, brisant sous ses coups
d’épaules d’autres épaules, bousculant des corps qu’elle envoyait bouler et
s’écraser contre les murs du couloir, et elle courait, vite, puissamment, elle
l’emportait loin de tous ces morts. Comme elle le lui avait demandé, il
n’ouvrit pas les yeux, mais il se sentit soulagé lorsqu’il reconnut le bruit
des talons claquant sur les marches du perron.
Après quelques
pas dans l’allée, elle se retourna face à la bâtisse, prit quelque chose à sa
ceinture et le lança.
Cory eut le cœur
gros en percevant l’explosion, si forte que le souffle chaud les repoussa de
plusieurs mètres et que le bruit lui enleva pendant de longues secondes la
faculté d’entendre. La cachette qui avait abrité ses secrets et ses rêveries
depuis sa plus tendre enfance ne serait plus. A cause de ces monstres, de ces
choses horribles qui avaient commencé à envahir la ville un mois auparavant. Il
se sentait comme un enfant, comme un tout petit enfant : depuis l’arrivée
des créatures il avait eu l’impression de régresser, de redevenir le gamin de
maternelle craintif dont les parents ne voulaient pas qu’il regarde les infos
où des images de l’invasion étaient constamment diffusées. Il ne se
reconnaissait plus, il voulait juste se recroqueviller au fond d’un trou où
aucun zombie ne le trouverait. Il voulait juste redevenir un fœtus dans le
ventre de sa mère et ne rien savoir.
— Ne pleure pas,
Cory, quand tout sera fini, je reviendrai, et je reconstruirai ce que j’ai
détruit, ou du moins j’essaierai d’aider à reconstruire.
*
C’était il y a
six ans, et en fait rien n’avait été fini, et Reiko n’avait pas pu endiguer
l’invasion du Maine et les avait emmenés avec elle vers le nord, vers la
fameuse enclave où des réfugiés avaient reconstitué un semblant de vie, une vie
barricadée dans un fort de métal et de glace, une vie sans cesse à la merci de
l’arrivée des créatures mais une vie quand même, où on parvenait parfois à
oublier l’extérieur et le danger, où on se prenait de nouveau à espérer.
Il y avait connu
d’autres gens, d’autres jeunes comme lui dont on poursuivait l’éducation et la
formation en attendant que les choses s’arrangent, ou pas. Il avait grandi, il
avait suivi un entraînement spécial avec un autre gamin qui s’appelait Terry et
qui était arrivé là en même temps que lui avec son père Doug, son chien, et un
grand gaillard appelé Wayland qu’ils avaient pris en stop et qui ressemblait à Wolverine. Il y
avait plein de types de l’armée, plein d’armes et de matériel, des provisions,
des instructions. Il y avait même une grand-mère étrange, Rosemary, qui
soignait les gens en appliquant ses mains sur leurs blessures et leurs douleurs
et qui leur donnait des cours.
Parfois, on les
faisait rentrer dans une salle spéciale, sous la terre, dont les parois étaient
étayées de structures métalliques semblables à des grilles d’argent, et ils
entendaient de grands bruits étranges, comme des sortes de moteurs dont le
timbre ressemblait en fait à un long cri de baleine. Ces jours-là, seuls
quelques militaires, comme le vieux Colonel Bluehorse, et quelques anciens
comme Rosemary, avaient le droit de monter rencontrer les pilotes de ce que
Cory pensait être des avions de guerre ultrasophistiqués. Et lorsque les vrombissements
de moteurs se faisaient entendre, les barres métalliques qui sécurisaient les
caves se mettaient à briller comme des choses vivantes, leur lumière
ressemblait à celle argentée des étoiles.
Un jour que Cory
lui avait posé la question, intrigué par ce qu’il appelait « les bruits de
baleine », le Colonel Bluehorse, qui sécurisait l’enclave depuis une vingtaine d'années, lui
avait raconté des histoires tellement insolites qu’il n’avait pas tout cru, malgré
toutes les bizarreries auxquelles il avait assisté depuis tout le temps qu’il
était dans l’enclave du pôle nord. Puis les choses avaient empiré au-dehors et
Reiko avait dû repartir avec Doug et Rosemary, Terry aussi était parti avec son
père, mais lui, Cory, était resté dans l’enclave avec ses parents et d’autres
réfugiés, et l’armée, et il avait continué sa formation.
Il y avait eu
une régression de l’épidémie deux ans auparavant, et les événements avaient semblé
reprendre un tour positif : un jour on leur avait annoncé que c’était bon,
qu’on pouvait repartir et reconstruire ailleurs. Alors ils étaient redescendus
avec d’autres jusqu’au Saskatchewan et s’étaient établis à Estevan, une petite
ville qui n’avait pas été trop touchée, jusqu’à présent.
*
Les parents de
Cory étaient assis dans le salon, chacun sur un fauteuil recouvert de toile
rouge écossaise, de part et d’autre du poste de télé : une vieille
télévision analogique avec un tube cathodique comme on n’en voyait plus depuis
une bonne vingtaine d’années. Les chaînes crachouillaient un vague programme
incompréhensible.
Bon sang, j’ai l’impression d’être remontée
dans le temps, pensa Reiko.
Les fauteuils,
les tables, les tapis, le canapé, tout le mobilier, toute la maison semblait un
décor de sitcom des années 70.
— On a récupéré
ce qu’on a pu, il n’y a plus grand-chose depuis un bon moment, dit le père de
Cory d’un ton embarrassé, comme si le regard de Reiko avait trahi ses pensées.
— Ne vous en
faites pas, je comprends, on reconstruit comme un peut… c’est juste que ça me
rappelle ma jeunesse…
Il regarda
incrédule son visage sans âge tandis qu’elle se remémorait brièvement cette
nuit de 1977 où elle avait dû laisser derrière elle les cadavres de Happy et de
Nick.
Cory était un
jeune homme à présent, quant aux parents, ils avaient pris un bon coup de vieux
entre les événements et le passage du temps. Mais Reiko n’avait pas changé d’un
pouce, elle avait juste l’air encore plus désolée que la première fois, à
Bangor, quand elle avait sauvé Cory dans la vieille maison.
Elle regarda le
gamin - pour elle c’en était encore un malgré ses dix-neuf ans - qui était
avachi sur le canapé. Ses boucles blondes encadraient un visage plaisant aux
joues parsemées de taches de rousseur, et ses yeux noirs suivaient
distraitement les lumières vacillantes sur l’écran de télé. Elle se demanda si
un jour il ressemblerait vraiment à un homme ou s’il garderait ad vitam cette
bouille de gamin. Il portait un pull distendu en laine élimée vert mousse, un
vieux jean et des Vans à damier, qui avaient dû être noir et blanc autrefois.
Elle pensa qu’elle était nulle aux échecs, et elle pensa qu’elle l’aurait en
fait bien vu porter des Converse. C’était amusant de voir que plus de vingt ans
après, l’épidémie de zombies n’avait pas réussi à endiguer cette espèce de
revival grunge qu’elle avait observé chez d’autres jeunes survivants. En même
temps, vu le peu de vêtements dont on disposait encore et l’usage prolongé
qu’on devait en faire, c’était normal de revenir en arrière. Elle sourit
tristement et soupira.
— Je ne peux pas perdre Cory… et je ne peux pas vous perdre non plus. Dès demain matin je vous conduirai chez le Révérend Manning qui s’occupe d’autres survivants, et vous partirez, avec Cory.
— Je ne peux pas perdre Cory… et je ne peux pas vous perdre non plus. Dès demain matin je vous conduirai chez le Révérend Manning qui s’occupe d’autres survivants, et vous partirez, avec Cory.
A ce moment-là,
on entendit appeler au-dehors : « Cory ! Cory ? »
à suivre...
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