Il allait
devoir sortir mettre un terme à ses souffrances, mais il ne pouvait le faire
qu’en plein jour, et il ne savait pas où elle se cachait. Autant chaque nuit
elle arrivait à se souvenir non seulement de son numéro de téléphone, mais
aussi de son adresse, et elle venait se planter devant la maison, avec d’autres
comme elle, pour tenter de le faire sortir, de s’emparer de lui et de Terry,
autant chaque jour qui passait où il la cherchait, Doug avait été incapable de
dénicher sa tanière.
Ces
morts-vivants restaient un mystère pour lui : il avait d’abord supposé
qu’ils seraient complètement stupides, mus simplement par une faim insatiable
de chair humaine, et qu’ils finiraient par s’entre-dévorer lorsqu’il n’y aurait
plus âme qui vive réellement – il avait d’ailleurs pu constater qu’ils se
mangeaient déjà entre eux lorsqu’ils ne trouvaient pas de victimes, et parfois
par simple bêtise – mais il voyait aussi comment ils se souvenaient,
machinalement sans doute, un peu comme s’ils avaient enregistré un programme
qu’ils reproduisaient à l’infini, de ce qu’ils avaient été avant, et cela
l’incitait à se méfier. Il les soupçonnait donc d’être encore plus dangereux
qu’il n’y paraissait car peut-être capables de réflexion, ce qui expliquerait
aussi ses difficultés à en dénicher certains, dont Lisa, pendant la journée.
Il s’estimait
déjà heureux que ces créatures ne sortent en général que de nuit. Il ne se
l’expliquait guère : pour lui, c’étaient les vampires qui sortaient la
nuit, les zombies pouvaient sortir n’importe quand. Mais il n’était pas dans un
roman de Matheson ou de King, ni dans un film de George Romero : ces
abominations avaient leur propres lois et leurs propres caractéristiques. Elles
lui rappelaient ces morts-vivants mus par la volonté d’antiques démons… mais
non, ça aussi c’était dans un roman, il n’avait jamais vu cela lorsqu’il avait
trouvé l’épée, voilà toutes ces vies. Lui souhaitait simplement pouvoir leur
échapper, protéger Terry, et, si possible, en anéantir le plus grand nombre. Il
avait l’impression de vivre tout à la fois dans une mauvaise réédition de Je
suis une légende, cloîtré et presque seul au monde comme Robert Neville, et
dans un remake raté de La nuit des morts-vivants pour le côté
infestation. Le problème, songea-t-il, c’est que lui-même était une légende, et
tout semblait finalement plus simple au temps d’Arthur.
Sentant peser
sur lui le regard inquiet de Terry, il se tira de ses pensées et lui fit signe
d’approcher.
« Tu
vois, lui dit-il en brandissant l’arme, il faut les laisser se pencher vers
toi, et leur trancher la tête d’un coup sec. Comme ça. »
La lame siffla
dans l’air devant eux et il la reposa sur la table.
« Elle
semble très lourde, remarqua le garçonnet.
- Pas tant que
ça, son premier porteur l’a eue très jeune, elle s’adapte à celui qui la porte
– s’il est élu par elle.
- Et si je n’y
arrive pas ?
- Prends-la,
il faut que tu saches la manier, qu’au cas où il m’arrive malheur je ne
t’entraîne pas dans les ténèbres.
- Est-ce que
nous n’y sommes pas déjà, Papa ? »
Doug plaça
lui-même la poignée de l’épée dans les mains du petit, les serrant dans les
siennes : « Il y a toujours de l’espoir ».
Surpris, Terry
constata que le glaive ne pesait pas autant qu’il l’imaginait. Il fit quelques
passes dans le vide, devant lui, imitant les gestes qu’il avait vus faire à
Doug et suivant les directives que celui qui avait été chevalier lui donnait.
« Et
surtout, surtout si je succombe et que je reviens m’attaquer à toi, n’hésite
pas : c’est là – annonça-t-il en désignant du doigt sa carotide – qu’il
faut appliquer la lame avant de trancher. »
Les yeux du
gamin s’embuèrent de larmes à cette pensée, et Doug le serra dans ses bras de
toutes ses forces, espérant qu’un peu du courage et de la volonté qui lui
avaient permis de traverser les siècles passeraient en cet étrange héritier,
dont les immenses yeux couleur d’eaux transparentes le dévoraient. L’enfant avait
les capacités nécessaires, il en était certain, il fallait juste qu’il soit
confiant et ne se laisse pas envahir par le doute.
Le chevalier
avait parfois douté, depuis tous ces siècles, du fait qu’il retrouverait celui
qui aujourd’hui était son fils adoptif, et pourtant l’enfant était là.
Semblable à ce fils réel que, trop préoccupé par la conquête du calice de Dieu,
il avait perdu alors, faute de l’avoir protégé et éduqué.
Il l’avait
cherché, pendant tout ce temps : il y avait eu tant d’êtres, filles et
garçons, femmes et hommes, qui avaient eu les mêmes yeux clairs, les mêmes
cheveux bruns, la même peau veloutée. Il les avait aidés à cheminer dans la
vie, à devenir des hommes et des femmes forts et courageux, souvent au prix de
ses propres existences sans cesse renouvelées, avant de se rendre compte qu’ils
n’étaient pas celui qu’il cherchait : toujours ils gardaient des
imperfections, des vices, des faiblesses, que son fils réel n’aurait pas.
Alors, malgré cela ou à cause de cela, il continuait de les aimer et de les
accompagner, d’accomplir sa mission en les soutenant, mais il savait qu’il
s’était trompé, et il attendait de revenir, encore et encore, pour retrouver
son petit, pour ne plus l’abandonner comme il l’avait fait lorsqu’il parcourait
les ruines de la civilisation arthurienne à la recherche de ses trésors,
physiques comme spirituels. Au début il n’en avait pas conscience, il suivait
juste son intuition, et se rendait compte de ses erreurs. Puis, au fur et à
mesure de ses renaissances, il avait gardé en lui des bribes de chaque
expérience, de chaque quête, pour enfin définir qui était l’enfant, et ne plus
chercher que lui : c’était cela son Eldorado désormais.
Terrence ne se
souvenait pas de manière évidente de Doug, mais ses cellules et son âme
reconnaissaient le vigoureux guerrier pour leur père, comme en témoignait le
nom qu’il lui avait si facilement donné et l’affection sans limites qu’il lui
portait. Lui aussi était revenu, de vie en vie, mais, plus jeune, moins
expérimenté que Doug, il n’avait pas appréhendé la chose de la même façon. Il
avait simplement prié pour la venue de quelqu’un qui saurait l’aimer sans
conditions, comme Doug avait prié pour le retrouver enfin, et en cette fin de
monde, leurs prières avaient été exaucées.
Ils furent
interrompus dans leur maniement d’armes par un hurlement désespéré qui, malgré
l’isolation exceptionnelle de la maison, leur parvint à travers les barricades,
déchirant la nuit et glaçant l’homme et l’enfant jusqu’aux entrailles.
Terry regarda
son père avec des yeux encore plus grands que de coutume, et Doug sut
instantanément que cette nuit, il devrait sortir.
« Papa…
c’est un chien, Papa… il est vivant. »
Le chevalier
qui avait été le neveu du Roi plongea son regard dans celui, accablé, de son
fils. Il pensa que sortir risquer sa vie et celle du gosse pour un simple chien
tenait de la folie. Il pensa qu’il vaudrait mieux se boucher les oreilles et
attendre que ça passe : ce n’était pas le premier animal auquel les
monstres allaient s’en prendre, et malheureusement pas le dernier. Quand ils ne
finissaient pas entièrement dévorés, on les voyait parfois errer, versions
animales des zombies d’humains, aussi dangereuses : des vaches à
demi-décomposées, des chiens ou des chats qui se trainaient… les plus effrayants
étaient les chevaux, qui par leur stature et la majesté qu’ils avaient
conservée de leur ancienne vie, semblaient des messagers de l’Enfer.
[* ce chapitre, intitulé 2007, est paru précédemment sous forme de nouvelle sous le titre 'Gimme Shelter' dans l'anthologie Les Mondes de Masterton dirigée par Marc Bailly aux éditions Rivière Blanche en 2012]
à suivre...
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