lundi 16 février 2015

Chapitre II : 1957 (partie 3)


Je me risquai à effleurer ce visage au teint cireux, la peau était douce et glacée. Je ne l’avais pratiquement jamais touché de son vivant, et pour cause, mais je me souvins d’une fois où, distrait, en réparant une voiture, il avait dévissé le bouchon d’un radiateur trop chaud. Le liquide de refroidissement lui avait giclé dessus, ébouillantant sa main gauche et tout son avant-bras. Il avait reculé juste à temps pour que son visage et son torse ne soient pas atteints.
Nous ne l’avions jamais dit à personne, mais lorsque je l’avais aidé à se soigner, il s’était passé une chose étrange. Chaque brûlure, chaque cloque et chaque plaie que je touchais du bout des doigts se résorbait et guérissait comme si elle n’avait jamais existé.
Nous avions toujours été étonnés de ce qui s’était passé et je n’avais plus jamais posé la main sur Billy LaFleur, même lorsqu’il rentrait meurtri de ses rixes avec les gars du coin je prenais soin que les compresses fassent barrière entre ma peau et la sienne. Je crois que nous avions eu peur et mis ça sur le compte d’une guérison miraculeuse. Lui savait que la vie était dure lorsqu’on est différent et il ne voulait pas en plus passer pour un cinglé, et moi je ne comprenais pas grand chose à tout ça à l’époque.
Je regardai le bras du cadavre, la brûlure n’y avait jamais réapparu. Par curiosité, je posai, non sans quelque répugnance, le doigt sur une petite partie de la cicatrice autour de son cou : à l’endroit que je venais d’effleurer, la peau se reforma comme neuve.
Surprise, je me cramponnai au cadavre et faillis renverser la table. La tête de Billy roula un peu vers moi et ses paupières closes s’ouvrirent mécaniquement. Les yeux bleus désormais vitreux et injectés de sang semblèrent demander pourquoi : pourquoi n’avais-je pas été là, sur ce bord de route, pour recoller les morceaux tant qu’il en était temps ?
J’éclatai en sanglot, serrant le cadavre dans mes bras, posant mon front sur ce torse glacé duquel on avait probablement retiré le cœur. Il ne fallait pas que je reste trop : je commençais à avoir froid malgré mon petit gilet de laine, malgré la température clémente de cette nuit d’été, et même si je pouvais réparer les plaies de Billy, je ne pouvais pas le ramener à la vie.
Je l’ai appris, plus tard : je peux guérir des plaies, refermer des blessures, réparer et reconstruire les os, les chairs, et les cellules, mais il y a une chose que je ne peux pas vaincre, c’est la mort. La mort dépasse la reconstruction cellulaire, elle enlève davantage que la vie des cellules, elle enlève l’âme, l’esprit et la volonté. Même si je répare un corps, il reste immobile telle une voiture vide qui ne peut pas rouler sans conducteur à son volant.
J’ai replacé tant bien que mal le corps de Billy, refermé ses yeux et calé sa pauvre tête dans l’axe de son corps. J’ai posé un baiser sur son épaule froide et j’ai rabattu le drap. Puis je suis sortie de la chambre funéraire et j’ai refermé la porte. J’ai quitté l’église et suis repartie dans la nuit sur le vélo de Vince.
La route était déserte, elle aurait pu l’être aussi ce samedi fatal. Il était pas loin de 3h30 quand je suis rentrée, et je me suis mise au lit.
J’avais besoin de parler à quelqu’un mais j’attendis quand même le mois suivant pour tout déballer à Vince.
D’ici là, il allait falloir enterrer Billy. La cérémonie eut lieu deux jours plus tard. On avait installé la bière au milieu de la petite église et tout le monde était venu faire ses adieux à LaFleur. Le Révérend et ses assistants l’avaient bien habillé, il était presque aussi pimpant que pour ses sorties du week-end. Ils lui avaient mis son pantalon léopard, qui avait été nettoyé, et ses bottines pointues, avec une chemisette de bowling rayée qu’il ne mettait pas souvent – ils n’avaient pas pu ravoir sa favorite, elle avait été trop abîmée dans l’accident. Ils l’avaient coiffé aussi. C’était presque comme s’il allait se lever, sortir du cercueil, et partir en virée. Sauf qu’il était terne, mort, vide, et qu’une cicatrice barrait sa belle gorge.
On l’enterra. Les gens du village, les adultes, l’aimaient bien, et il y avait énormément de fleurs, surtout des roses - c’étaient ses fleurs préférées - et on les avait choisies blanches, parce qu’il avait le cœur pur. Je pleurai beaucoup à l’enterrement, et faillis glisser dans la tombe lorsque j’y jetai ma poignée de terre.
Après ça, la vie reprit son cours. Tous les après-midi désormais, après être allée laver les pare-brise à la station - le vieux Crudup avait dû engager un autre mécano, mais ça n’était plus pareil - je me rendais au cimetière sur la tombe de Billy. Je posais une rose, parfois blanche, parfois rouge, parfois d’une autre couleur devant la stèle qui disait : « Billy LaFleur 1934-1957. Tu as vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin. » Je ne sais pas qui avait eu l’idée de l’épitaphe, je crois que c’était le Révérend Wilkins, qui était un peu romantique et aimait la poésie française.
Après ma triste visite journalière, je rentrais chez moi et faisais mes devoirs. Et c’était tout. J’eus bien quelques cauchemars, notamment un jour que je m’étais assoupie sur la tombe : Billy m’apparut comme de son vivant, avec ses beaux habits de sortie et sa banane blonde gominée, mais il était gris, raide et mort et ne souriait pas, et sa cicatrice suintait un sang noirâtre. Il s’approcha de moi avec des gestes lents et saccadés, et il dit d’une voix gutturale mais chuintante, pleine de reproches : « Tu m’as laissé mourir, » et petit à petit sa chair se renfonçait en elle-même et se décomposait comme il s’approchait encore plus près de moi, et même dans ce cauchemar je pouvais sentir son odeur, la puanteur de la mort.
Je m’éveillais en hurlant : j’étais bien couchée sur la tombe, mais heureusement, il n’y avait rien. Je rentrai chez moi le plus vite que je pus et, le soir, avant de m’endormir, sortis du tiroir de ma table de nuit un foulard que j’avais dérobé à Billy de son vivant. Il sentait bon : il sentait son odeur et un parfum frais de cédrat et de vétiver.
C’est le lendemain de cet incident que je décidai de tout raconter à Vic : la brûlure, mes mains qui soignaient, et l’apparition cauchemardesque. Loin de se moquer de moi – il était assez fantasque, dévoreur d’histoires extraordinaires et avide de magie – il m’aida à expérimenter, je pouvais soigner ici une arthrose, là une infection pulmonaire, là guérir une plaie.
Par contre, je ne sus jamais ramener les morts à la vie, même si, au départ, lorsque Suzanne McNally raconta au shérif comment le cadavre de Billy LaFleur était venu frapper chez elle un samedi soir, je crus que c’était de ma faute.
Nous eûmes la preuve un peu plus tard qu’il n’en était rien, vous en avez été témoin Capitaine McQueen.

à suivre...

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