Elle hurla en
s’appuyant sur ses mains pour se redresser, s’arc-boutant pour parvenir à se
remettre debout, et on eût dit un titan fait de roc, s’extirpant de sa gangue.
Elle se releva, furieuse, projetant à terre le zombie qui lui avait entamé le
dos. Il devait être récent, celui-là, il n’avait pas grand-chose de commun avec
l’autre, la créature en lambeaux qui la dévisageait avec un sourire
squelettique, d’un air de dire « Je t’ai dupée ». Il devait être
jeune et sa charpente encore costaud laissait présager le pire.
Elle ne
réfléchit pas longtemps, tira le pistolet de la pompe à gasoline et s’en servit
comme d’un fléau d’armes qu’elle balança en travers du facies du premier
cadavre avec une telle force qu’elle lui fit sauter la tête, qui roula comme un
vieux pamplemousse pourri et alla rejoindre la Winchester sous la voiture.
« Ça, ça va te couper l’envie de te foutre de moi. »
Déjà, le zombie
le plus frais s’agrippait à ses épaules et à ses cheveux, poussait des râles
dans lesquels elle percevait encore un peu de sa voix vivante. Sa tête à lui
n’allait pas se détacher aussi facilement, elle voyait les muscles puissants de
son cou qui se tendaient encore vers ses trapèzes proéminents. Il avait une
large blessure au côté gauche, entre l’épaule et le sein, et elle voyait que
son sang était encore un peu rouge. Il avait dû rejoindre la horde des morts
depuis moins d’une dizaine d’heures. Son dos la brûlait là où il avait arraché
la peau. Il allait falloir subir ça jusqu’à l’aube. Il portait une chemise de
bowling et un blouson léger en gabardine, un pantalon à pinces et une chaussure
à lacets – il avait dû perdre l’autre dans la bagarre. Très années 50. Elle se
souvint des premiers zombies, justement c’était une vingtaine d’années
auparavant, à l’époque les cas étaient rares et isolés, l’infection se
répandait au ralenti. Le jour où il lui en avait fait l’historique, son chef lui
avait montré les photos du cadavre de Billy LaFleur : « C’était
vraiment un beau gosse, et il était brave comme tout. Dommage qu’il ait fallu
le tuer, la petite Rosemary avait été inconsolable, » avait dit le Capitaine
McQueen.
« Merde !
Merde ! » dit-elle en sortant de son instant d’absence. Elle regarda
la bouche grande ouverte s’approcher de son visage, toutes dents dehors, tandis
que les mains puissantes du mort agrippaient son cou, serrant de plus en plus,
serrant presque jusqu’à l’étouffer… et lui balança un coup de tête. Le
craquement se répercuta de son front à sa nuque, vibrant dans ses vertèbres,
c’était atrocement douloureux mais c’était bon : elle lui avait défoncé le
nez, l’enfonçant dans le cerveau. L’étreinte se desserra légèrement et elle en profita
pour passer ses doigts à travers les os brisés, les plongeant rageusement à
travers la matière grise qui ne palpitait plus, comme à l’intérieur d’une
citrouille trop mûre, et en ressortit une poignée de cervelle, ainsi qu’un œil
qui pendouillait au bout du nerf optique, qu’elle projeta au sol avec dégoût.
Elle y retourna et vida complètement l’intérieur du crâne du zombie avant de le
repousser contre la pompe à essence. Le grand corps glissa lentement au sol,
rejoignant les restes de son compagnon.
Elle se sentait
épuisée et s’agenouilla un instant devant ses ennemis tombés, secouée par des
sortes de sanglots muets. Elle passa une main sur son front meurtri et en
retira un lambeau de peau transparente. « Merde ! »
souffla-t-elle en caressant la surface lisse et brillante de son visage.
Elle récupéra la
Winchester sous la Mustang, se releva et regarda autour d’elle, puis tandis
qu’elle entreprenait d’inspecter l’intérieur de la Ford, une sorte de fracas
parvint à ses oreilles : il venait de la station.
*
Nick et Happy
commençaient à se calmer un peu, blottis l’un contre l’autre sous la caisse
enregistreuse. Ils étaient vannés, courbaturés, et avaient besoin de dormir.
Happy s’assoupit la première, tandis que Nick montait la garde, fixant la baie
vitrée avec attention, et vérifiant régulièrement dans son rétroviseur que
personne n’assaillait l’entrée. Il pensait à Reiko, il voyait vaguement sa
silhouette dans le rétro, elle arrivait presque à la pompe, devant la voiture.
C’est à ce
moment qu’une plaque de polystyrène se détacha du plafond de la boutique et
s’écrasa au sol juste à côté du cadavre du gros zombie.
« Qu’est-ce
que c’est ? » sursauta Happy. Ils se relevèrent tout doucement,
pointant leurs têtes au-dessus du comptoir. Il n’y avait rien, juste un trou
béant dans le plafond, à l’endroit d’où la plaque était tombée. Le courant
d’air faisait voleter de la poussière et des petits gravats qui sortaient de
l’isolation avec un petit frottement désagréable à entendre pour les deux
jeunes qui étaient déjà sur les nerfs.
Ils se levèrent
et, Happy en tête, le Luger au poing, se dirigèrent vers le trou pour vérifier
qu’il n’offre pas de passage depuis l’extérieur. Nicky venait en second,
protégeant leurs arrières en brandissant la batte au bout de laquelle se
trouvait toujours le rétroviseur.
Happy se haussa
sur le rebord d’un rayonnage pour jeter un coup d’œil vers la trappe. Elle
tendit son corps vers le plafond, pointant le revolver devant elle, tandis que
Nick, dos à elle, surveillait l’intérieur du magasin. « Je ne vois rien,
on dirait que c’est vide. C’est sans doute le courant d’air qui a joué sur
une plaque mal scellée, » commenta la jeune fille.
Une toute petite
main sortit alors de derrière le présentoir, lui agrippa la cheville et, tandis
que par réflexe elle balançait un coup de pied dans le vide en criant, une
petite créature se jeta sur elle, lui mordant la jambe. Complètement
déséquilibrée, Happy lâcha le présentoir et s’étala à plat dos sur le sol
jonché de débris. Le Luger vola à travers la pièce et Nick hurla, se retournant
face à la gamine qui s’était jetée sur Happy et la matraquant avec sa batte de
base-ball. Il ne s’arrêta que lorsqu’il eut réduit son crâne en bouillie, la
laissant sur le sol comme une poupée de chiffon tandis que la jeune rouquine
allongée par terre se tenait la jambe en pleurant.
« Elle a dû
sauter quand la plaque est tombée… On ne l’a pas vue… Merde, merde,
merde, » gémissait-elle. « Reiko… Reiko… »
Nick la prit par
les épaules : « Assieds-toi, ne bouge pas, » la rassura-t-il,
arrachant un fragment de robe, qui autrefois avait dû être rose, à la fillette
zombie gisant près d’eux. Il avait posé la batte maculée de sang et de chair
corrompue à ses pieds. La blessure de Happy faisait peur à voir, on aurait dit
qu’un molosse lui avait arraché le mollet, mais la plaie était infectée, d’une
couleur brunâtre aux vagues reflets couleur de souffre et elle sentait déjà
mauvais. Il lui fit un garrot sous le genou avec le lambeau de tissu. La jeune
femme ne disait plus rien, elle pleurait en le regardant, de grosses larmes
roulaient sur ses joues parsemées de taches de rousseur et elle était plus pâle
encore que d’habitude. Nick vit que les prunelles de son amie s’écarquillaient
alors qu’elle regardait derrière lui, et juste à ce moment il entendit un
frottement contre le sol, un frottement de pas. Il saisit doucement la batte et
pivota sur lui-même.
Un adolescent se
tenait là. Du moins ce qu’il en restait. Il avait dû tomber du plafond avec la
fillette. Ils étaient malins. Ils s’étaient cachés pour les surprendre alors
que les autres étaient tous partis. De son œil valide, il regardait Happy, puis
Nick, puis le cadavre de ce qui avait dû être sa petite sœur, puis de nouveau
Happy. Il avança encore un peu, il ne regardait plus Nick, ni la gamine morte.
Il fixait Happy. Elle-même n’arrivait plus à bouger. Elle respirait doucement.
Seul le corps de Nick subsistait entre elle et le monstre.
Nick pensa à
Reiko. Il pensa au type avec les griffes. Il pensa qu’il était un chevalier. Il
puisa de la force dans cette pensée et se redressa lentement, tenant fermement
le manche de sa batte de base-ball, ne quittant pas du regard l’adolescent
zombie. Il portait un Teddy bordeaux avec des manches jaune moutarde, pour
autant qu’on puisse deviner leur couleur, et une casquette de base-ball. Son
jean déchiré et sale laissait apercevoir des jambes maigres, dont l’une n’était
plus que des os sur lesquels quelques fragments de chair s’entêtaient à tenir.
Il émit un borborygme étrange. Nick comprit que cela voulait autant dire
« Je vais vous tuer » que « Délivrez-moi de ça ». Il
ressentit un instant une sorte de pitié pour ces créatures, une sorte
d’empathie, puis l’adolescent changea, le vague relent d’âme qui l’avait
traversé disparut et il s’avança vers Nick. Mais ce n’était pas Nick qu’il
voulait, Nick était un obstacle : il venait vers Happy.
*
La devanture
vitrée vola en éclats, explosant sous les tirs de Winchester, et Reiko bondit à
l’intérieur de la boutique. De là où elle se tenait elle ne voyait que Nick et
l’adolescent mort qui s’avançait vers lui, elle n’hésita pas, visa et tira. La
tête du zombie explosa.
« Reiko ! »
s’exclama Nick en se retournant. « Oh mon Dieu, j’ai cru que tu ne
reviendrais jamais ! »
Elle se
précipita vers lui et le serra dans ses bras.
« Il n’y en
a pas d’autres ? Où est Happy ? »
Tout en secouant
la tête pour répondre à la première question, Nick désigna Happy, assise par
terre, adossée au rayonnage. Elle semblait faible mais il y eut une lueur de
soulagement dans ses yeux lorsqu’elle dévisagea Reiko. Elle bougea un peu la
main, comme pour faire un signe.
« Elle est
épuisée, dit Nick.
— Je vais la
porter jusqu’à la voiture. Elle a été mordue ? »
Nick hocha la
tête. Reiko se pencha sur Happy et regarda sa blessure. Ce qu’elle vit ne lui
fit pas plaisir.
Il y avait une
affiche du film The Endless Summer sur l’un des murs pleins du magasin,
elle la remarqua seulement à cet instant. Elle avait toujours adoré cette
affiche et ce film et maintenant, comme elle levait les yeux de la meurtrissure
qui noircissait la jambe de la jeune femme, elle tombait dessus. Ces choses lui
paraissaient dérisoires à présent, et au lieu de la réconforter, cette vision
fit monter en elle une vague de haine à l’idée que tout était fini : le
monde était fini, et le surf et les étés avec.
« Ton dos
est tout bizarre, » dit Nick, en regardant la peau brillante du dos de
Reiko que le zombie avait labourée. Aux endroits les plus atteints, l’épiderme
avait sauté et la chair ressemblait à du chrome liquide, comme de la lumière
vivante. Il se frotta les yeux et se dit qu’il était fatigué, qu’il faisait
nuit, qu’on voyait mal. Happy levait péniblement les yeux vers Reiko qui se
penchait pour la soulever. Elle vit le front brillant de la femme sous les
égratignures, derrière les mèches de cheveux bruns, et la même lumière sous sa
pommette blessée, puis elle s’évanouit dans ses bras.
« Prends la
batte, prends la Winchester. Reste contre moi, » ordonna calmement Reiko à
Nicky en se relevant, portant Happy dans ses bras avec autant de facilité que
si la jeune fille était un nourrisson. « Viens, on sort. On va vers la
Ford. »
à suivre...
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