Ils atteignirent
le véhicule sans encombres. Reiko enjamba les cadavres des deux morts-vivants
qu’elle avait tués, jeta un œil à l’intérieur de la Mustang.
« C’est
bon. Ouvre la portière. Bascule le siège pour que je l’allonge à l’arrière,
Nick. S’il te plaît. »
Elle employait
volontairement des phrases brèves et un ton calme, pour faire passer ses
directives sans éveiller la panique et sans risquer d’être contrecarrée. Le
gamin s’exécuta. Elle se pencha à l’intérieur de la voiture et allongea Happy
inconsciente sur la banquette.
« Je peux
m’assoir là ? Je voudrais rester près d’elle.
— Non. Tu
t’assieds devant, à côté de moi. »
Elle avait dit
cela d’un ton sec et il n’osa pas protester. Il savait qu’elle avait peur pour
lui. Il savait que Happy finirait par se transformer, qu’elle était
irrémédiablement infectée à cause de la sale morsure que lui avait infligée
cette gamine pourrie, là-bas dans la boutique. Il s’en voulait de ne pas
l’avoir vue venir, de n’avoir pas su protéger Happy. Il voulait rester un peu
avec elle avant de la perdre complètement. Il dévisagea Reiko, tendant vers
elle son innocent visage d’ange, et lui opposa un irrésistible regard de chiot
triste.
« Tu
m’emmerdes ! J’ai pas le temps de me disputer avec toi, il faut qu’on
parte ! Ok, ok, assieds-toi près d’elle... mais reste en alerte. Dès
qu’elle te semble devenir bizarre... tu vois ce que je veux dire : tu me préviens. »
Elle s’installa
au volant, orientant le rétroviseur de manière à voir non pas la route dans
leur sillage, mais les deux gosses sur la banquette, puis elle démarra. L’air
passait par le pare-brise arrière et faisait voleter les cheveux de Nick, penché
sur le visage de Happy. Il avait posé la tête de la jeune fille sur ses genoux
et elle était allongée sur lui, toujours évanouie. Il ne la quittait pas des
yeux. Malgré toute l’horreur, malgré le fait qu’il allait devoir se séparer
d’elle, en cet instant, là, dans l’habitacle de la Mustang, avec sa princesse,
avec Reiko qui veillait sur eux, avec la vitesse et le vent qui les emportaient
loin des zombies, il se sentait bien. Il posa ses lèvres sur celles de Happy
quelques secondes, pensant que si elle était éveillée elle le giflerait sans
doute, puis il leva la tête et regarda la route, tout en caressant doucement la
chevelure rousse de la jeune femme. Peut-être que c’était juste un cauchemar,
peut-être qu’il allait se réveiller, qu’il allait reprendre le cours de sa vie,
grandir, devenir un homme, épouser Happy...
Les phares de la
Mustang éclairaient l’asphalte qui défilait à toute allure. Reiko semblait
statufiée, si ce n’étaient ses longs cheveux bruns que le courant d’air faisait
voler. Il se demanda si elle l’avait vu embrasser Happy, et se dit que si
c’était le cas, il lui était reconnaissant de faire semblant de rien. Il
s’endormit, appuyant sa jolie tête contre le dossier.
*
Reiko, focalisée
sur la route et la nécessité d’avaler les kilomètres, fut tirée de sa
concentration par un râle étrange et regarda aussitôt dans le rétro. Elle y vit
Nick endormi, et une main mortellement blanche qui montait lentement vers son
visage.
« NICK !!! »
s’exclama-t-elle. « NICKY !!! ATTENTION !!! »
Le gamin ouvrit
brusquement les yeux et eut juste le temps de voir les mains de Happy venir
entourer son visage tandis qu’elle se jetait sur lui pour le mordre. Il rejeta
la tête en arrière, la repoussant de ses deux bras, mais elle s’agrippa à son
crâne et tenta encore de le mordre à la gorge. Il réussit à la maintenir à bout
de bras, plaquant ses mains sur le front et le menton de la jeune rouquine mais
elle se débattait comme une diablesse malgré ses réflexes amoindris par la
mort.
Reiko stoppa le
coupé dans un dérapage sonore et se précipita à l’arrière. Elle arracha presque
le siège conducteur en le basculant et saisit Happy par sa jambe valide avant
de la tirer hors du véhicule. La morte-vivante ne lâchait pas sa proie, si bien
qu’elle attira Nick avec elle à l’extérieur. Il hurlait comme un perdu, se
débattant pour desserrer son étreinte, et la chose qui avait été Happy hurlait
aussi, à sa manière de zombie, se débattant pour échapper à la poigne de fer de
Reiko. Cette dernière la plaqua enfin au sol et, prenant son visage entre ses
mains, cogna le crâne de la jeune fille contre le bitume. Nick restait à
genoux, hébété, entre la voiture et les deux jeunes femmes. Reiko était folle
de rage. Elle était folle de rage parce qu’elle était responsable de Happy, et
qu’elle l’avait laissée se faire contaminer. Elle était folle de rage non pas
contre la jeune fille mais contre elle-même. Elle était folle de rage contre
cette infection, et folle de rage à la vue de son échec. Elle cogna et cogna
encore la tête de la morte contre le sol. L’arrière du crâne de Happy éclata et
son cerveau se répandit sur la route. Ses mains aux doigts crispés se
détendirent et lâchèrent les épaules de Reiko qu’elle était en train de
labourer de ses ongles, découvrant un peu plus de la surface mercurielle, avant
de retomber inertes sur le goudron.
Reiko resta
penchée sur Happy et regarda le beau visage redevenu serein. Elle était
dissimulée derrière ses cheveux bruns, mais Nick pouvait voir son dos se
soulever sous les sanglots et les larmes tomber en pluie argentée sur le
cadavre.
Une expression
désespérée se peignit sur sa petite frimousse et ses lèvres boudeuses se
tordirent de peur. « Reiko, » murmura-t-il, « Reiko ». Elle
se tourna vers lui. « Elle m’a mordu, » annonça-t-il en se tenant le
bras, tendant son poignet vers la jeune femme.
Elle se leva
lentement et s’approcha de lui. « Viens, » dit-elle en lui tendant la
main. « On s’en va d’ici. »
Il regardait
dans le vide silencieusement, les yeux rougis, et semblait choqué. On l’aurait
été à moins. Elle l’installa à côté d’elle sur le siège passager, redescendit
de la voiture, sortit une bâche du coffre, y enroula le cadavre de Happy
qu’elle sortit du milieu de la route, avant de l’allonger délicatement sur le
bas-côté, puis elle l’arrosa d’essence et marmonna une prière avant de craquer
une allumette. Elle reprit le volant et démarra, jetant un coup d’œil au
brasier tandis que la voiture s’éloignait. Nick était toujours dans un état second,
elle le secoua : « Prends la trousse à pharmacie dans la boîte à
gants et désinfecte toi. On va voir si ça peut t’éviter une contamination
trop rapide. »
*
C’était le
matin. Ils avaient roulé quelques bons kilomètres et Nicky, sorti de sa
torpeur, avait passé la moitié du temps à regarder vers l’arrière, où le soleil
se levait. Il savait qu’il allait mourir, et Reiko savait qu’il allait mourir.
Il se renfonça dans le siège et la regarda. Elle arrêta la voiture sur
l’accotement et le regarda aussi. Ils se sourirent.
« Tant
pis, » murmura-t-il, « c’était bien de te connaître. »
Elle le serra
contre elle et attendit. Un peu d’air doux filtrait par la lunette arrière et
leur caressait les cheveux. Il faisait bon. Ç’aurait pu être les vacances.
L’endroit était calme et désert. Tranquille. Au bout d’une heure à le tenir ainsi,
endormi contre elle, elle perçut sa respiration qui s’arrêtait. Elle le
redressa et lui pencha la tête en arrière, soulevant ses paupières d’un doigt
délicat. Les jolies prunelles bleu vif étaient devenues vitreuses et grises,
les lèvres en pétales de roses, entrouvertes sur ses jolies dents, prenaient
une teinte bleuâtre tirant elle aussi sur le gris. Elle l’allongea sur ses
genoux, gardant les mains autour de son visage, contre les pommettes bien
dessinées, sentant le velours des joues qui devenait glacé. Il s’écoula à peine
quelques minutes de ce statu quo pesant et il commença à remuer les bras de
cette manière caractéristique qu’ont les zombies de bouger lentement et
mécaniquement. Il ouvrit les yeux et les posa sur elle. C’était le désert dans ces
yeux-là maintenant. Elle fit glisser ses mains le long de ses joues et les
plaqua autour de sa gorge avant de serrer. Son cœur lui aussi se serra tandis
qu’elle s’obligeait à détruire ce qu’elle avait chéri. Elle sentit les
vertèbres se briser et la trachée s’effondrer sur elle-même tandis que le petit
zombie essayait de bouger et de la mordre. Les doigts de Reiko, qui n’étaient
pas faits d’une matière humaine, serrèrent si fort que la tête du petit cadavre
ne fut bientôt plus reliée aux épaules que par un peu de peau et de muscles
déchirés.
« Pardon, »
murmura-t-elle tandis qu’elle portait le corps inerte dans le fossé en
contrebas de la route. Elle abaissa sur le visage du mort la capuche de son
sweat rouge sombre, elle distinguait à peine les traits du gosse à travers les
larmes qui inondaient ses yeux. Elle déposa un baiser sur son front, se releva,
essuya ses yeux sur sa manche, puis arrosa le cadavre d’essence comme elle
l’avait fait avec celui de Happy. Elle posa le jerrican à moitié vide à ses pieds
et sembla prier un moment.
Le soleil
régénérateur lui tapait dans le dos et Nick aurait été intrigué de voir que sa
chair se refermait peu à peu en rampant sur la pellicule argentée. Elle
pleurait encore. D’une certaine manière, elle était contente que la
cicatrisation soit douloureuse : elle aurait voulu oublier son chagrin, ne
plus rien sentir d’autre que cette douleur dans le dos. Elle craqua une
allumette et la jeta aux pieds de la dépouille, qui s’embrasa aussitôt. Elle se
recueillit encore un moment devant la flamme qui détruisait le petit corps
tandis que les feux du soleil reconstruisaient le sien, puis elle ramassa le
jerrican, le rangea dans le coffre de la Mustang et recommença à rouler.
Elle prit la
direction de l’enclave 7 où, compte tenu de l’échec cuisant qu’elle venait
d’essuyer, l’attendraient sans doute des instructions remises à jour. Elle
entendait déjà son supérieur, le successeur du Capitaine McQueen :
« Lieutenant Morrison, ce n’est pas encore grâce à vous qu’on sauvera l’humanité.
Toutefois vous allez devoir repartir : voici le nom, le lieu et le plan.
Bonne chance malgré tout. »
Elle soupira, fixant l’horizon sans conviction, le ruban d’asphalte se
déroulait devant elle. En attendant, les zombies couraient toujours le monde,
de plus en plus nombreux.
à suivre...
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