jeudi 19 février 2015

Chapitre III : 2007 (partie 3)*


« Papa ? »
Doug prit une profonde inspiration et, alors qu’un second hurlement de détresse leur parvenait, il s’empara de l’arme au tranchant argenté.
« Ne sors sous aucun prétexte, referme derrière moi, barricade tout immédiatement : si j’arrive à le sauver, je me débrouillerai pour grimper sur le toit avec le chien jusqu’à demain matin. De là je pourrai surveiller les issues pendant que tu m’attendras dans la maison. »
Le jeune garçon le fixa avec crainte et confiance mêlées, et ils se dirigèrent vers le garage. L’homme n’emprunta pas le portail métallique, mais se glissa dehors par une petite issue grillagée que Terry verrouilla et barra aussitôt derrière lui.
Ils étaient là, dans l’allée, et sur la pelouse devant la maison, à la fois lents et rapides, arborant des expressions narquoises que l’on distinguait malgré l’affaissement de leurs traits, les parties manquantes de leurs visages et de leurs yeux. Un chien courait de l’un à l’autre, essayant de s’enfuir, et malgré la vitesse de sa course, les implacables choses l’encerclaient, l’empêchant de passer. Le manège semblait se répéter inlassablement : le chien courait, se heurtait aux jambes des zombies, repartait de l’autre côté, échappant de peu à leurs griffes, voyait que le passage lui était interdit et que leur cercle se resserrait de plus en plus, et là il hurlait avant de repartir de plus belle. Doug s’était avancé promptement à découvert, ne voulant pas les attirer vers les issues de la maison. Il tenait son épée verticale devant lui, et pour la première fois, il vit briller la lame.
Oh, elle ne flamboyait pas comme lorsque le roi qui la lui avait léguée la portait, mais elle irradiait une lueur pâle, comme un avertissement discret.
Il aurait voulu se retourner et faire signe à Terry de rentrer dans la cuisine pour qu’il ne voie rien, il sentait que le gamin le regardait à travers la porte aux inserts en verre trempé, qu’ils avaient consolidée avec des grilles, mais il devait feindre de l’ignorer, ne pas attirer l’attention des créatures sur lui.

Elle le remarqua comme il arrivait tout près d’eux. Lisa. Il la reconnaissait à peine tellement sa dégradation était avancée. Elle portait toujours la petite robe trapèze sans manches dans laquelle elle avait disparu pendant l’été, mais à présent, de rose et blanche qu’elle était, elle avait pris une teinte grisâtre, elle était souillée, déchirée, avec des traces de moisissures et de sang séché. Et les quelques longues mèches rousses qui subsistaient sur sa tête étaient couvertes de glèbe et de vermine. Il ne prêtait même plus attention à la puanteur infecte qui régnait autour de lui, aux borborygmes des morts-vivants, aux halètements et aux plaintes du chien qui, pour le moment, parvenait à rester en vie.
Elle s’avança vers lui, traînant une jambe estropiée, au bout de laquelle pendait encore une petite ballerine d’un rose devenu terreux. Quelque chose de luisant au fond de son orbite gauche le fixait : l’œil qui lui restait, et elle souriait, de toutes ses dents, derrière des lambeaux de lèvres et de gencives putréfiées, tendant vers lui des bras qui n’en étaient plus.
« Jaaaaaaaaames… Tu es venu, Jaaaaaaaaaaaaames… »
Il se demanda encore brièvement comment, et d’où, elle avait pu lui téléphoner tous ces soirs, comment elle avait retrouvé le chemin de la maison, et alors qu’elle arrivait à sa hauteur, il rugit de rage et de tristesse et fit tournoyer son épée.
La tête de Lisa tomba au sol avec un bruit sourd et roula sous l’éclat de la lune. Son corps demeura un instant comme figé dans sa course, puis s’affala à son tour sur la pelouse, gélatineux. Terry, derrière la porte du garage, eut un haut-le-cœur. Doug baissa sa garde : c’était si simple de donner la paix, après ces mois d’errance.

« PAPAAAAAAA !!!!! » hurla Terry, la voix étouffée par le blindage, en désignant le groupe de cadavres qui marchaient sur lui : le cri de Doug et la mort de l’une des leurs les avaient alertés et ils s’étaient désintéressés du chien pour des proies plus à leur goût : un grand homme vigoureux, et un petit garçon qu’ils apercevaient caché dans la maison.
Les yeux embués de larmes, Doug se rua vers la masse des morts ambulants et commença à asséner des coups d’épée, tranchant têtes, bras, et troncs, sans plus vraiment calculer ce qu’il faisait. Il s’aperçut alors qu’à donner ainsi de la lame sans méthode, il n’avait pas éliminé suffisamment de zombies et que ceux-ci affluaient vers lui en nombre croissant, rendus encore plus féroces par les blessures qu’il leur avait infligées. L’épée perdait de son éclat et Doug se sentait faiblir.
Il faisait nuit, et sa force était insignifiante comparée à celle qu’il possédait en plein midi. Il recula en titubant et faillit trébucher sur le chien qui accourait vers le garage, vers Terry qui venait d’ouvrir la petite porte.
« Non ! Non ! Terrence, n’ouvre pas ! »
Mais l’enfant ne l’écoutait pas : s’écartant légèrement pour laisser la bête affolée se précipiter dans la maison, il brandit devant lui une énorme brassée de tournesols. D’où le gamin les avait-ils sortis ? Ils étaient lumineux et frais, comme au cœur de l’été, et irradiaient une puissante lumière jaune : la lumière du soleil.
Doug sentit aussitôt ses forces lui revenir et se jeta dans la mêlée, cette fois brandissant efficacement Excalibur et tranchant correctement les têtes des créatures dont les restes tombaient en tas dans l’allée et sur la pelouse.
Les tournesols ne suffiraient pas à le rendre aussi fort qu’en plein jour, ni aussi longtemps, mais ils lui permirent d’abattre assez de monstres pour qu’il puisse rentrer dans la maison avec Terry et barricader solidement la porte. Ils traversèrent le garage, l’un son épée à la main, l’autre les tournesols dans les bras, et atteignirent la cuisine devant laquelle le chien les attendait.
Ils ne purent dormir et attendirent le lever du jour blottis les uns contre les autres, écoutant le son étouffé des raclements et des râles des morts-vivants restants qui s’acharnaient contre les issues et les murs de la maison. Terry serrait contre lui le chien, enfouissant ses narines dans son pelage noir et soyeux, Doug avait entouré l’enfant de son bras et le tenait fermement, appuyant sa joue contre les cheveux lisses et doux de son fils. Il ne pensait plus à Lisa, il ne pensait plus à la Quête du Graal. Il pensait juste qu’il fallait fuir la nuit et ses cohortes de zombies.

Lorsque le soleil fut assez haut dans le ciel, Doug prit des provisions, des couvertures, des armes et les téléphones mobiles. Il fit grimper Terry et le chien dans la Dodge, posa le bouquet de tournesols sur la plage arrière avec l’épée, fit basculer la porte métallique du garage et vérifia qu’aucune créature ne bougeait au sein des restes puants entassés dans l’allée, puis il prit le volant, démarra la voiture et annonça : « c’est au pôle sud qu’il fait jour 6 mois à partir du 21 décembre, et inversement au nord, puis à partir du 21 juin c’est le nord qui est au soleil et le sud à la nuit pour 6 mois. En route. »

[* ce chapitre, intitulé 2007, est paru précédemment sous forme de nouvelle sous le titre 'Gimme Shelter' dans l'anthologie Les Mondes de Masterton dirigée par Marc Bailly aux éditions Rivière Blanche en 2012]

à suivre...

Tous droits réservés © Estelle Valls de Gomis - Toute reproduction interdite sans accord préalable de l'auteur.

__________________

Les illustrations musicales sont © leurs auteurs respectifs