« Papa ? »
Doug prit une
profonde inspiration et, alors qu’un second hurlement de détresse leur
parvenait, il s’empara de l’arme au tranchant argenté.
« Ne sors
sous aucun prétexte, referme derrière moi, barricade tout immédiatement :
si j’arrive à le sauver, je me débrouillerai pour grimper sur le toit avec le
chien jusqu’à demain matin. De là je pourrai surveiller les issues pendant que
tu m’attendras dans la maison. »
Le jeune
garçon le fixa avec crainte et confiance mêlées, et ils se dirigèrent vers le
garage. L’homme n’emprunta pas le portail métallique, mais se glissa dehors par
une petite issue grillagée que Terry verrouilla et barra aussitôt derrière lui.
Ils étaient
là, dans l’allée, et sur la pelouse devant la maison, à la fois lents et
rapides, arborant des expressions narquoises que l’on distinguait malgré
l’affaissement de leurs traits, les parties manquantes de leurs visages et de
leurs yeux. Un chien courait de l’un à l’autre, essayant de s’enfuir, et malgré
la vitesse de sa course, les implacables choses l’encerclaient, l’empêchant de
passer. Le manège semblait se répéter inlassablement : le chien courait,
se heurtait aux jambes des zombies, repartait de l’autre côté, échappant de peu
à leurs griffes, voyait que le passage lui était interdit et que leur cercle se
resserrait de plus en plus, et là il hurlait avant de repartir de plus belle.
Doug s’était avancé promptement à découvert, ne voulant pas les attirer vers
les issues de la maison. Il tenait son épée verticale devant lui, et pour la
première fois, il vit briller la lame.
Oh, elle ne
flamboyait pas comme lorsque le roi qui la lui avait léguée la portait, mais
elle irradiait une lueur pâle, comme un avertissement discret.
Il aurait
voulu se retourner et faire signe à Terry de rentrer dans la cuisine pour qu’il
ne voie rien, il sentait que le gamin le regardait à travers la porte aux
inserts en verre trempé, qu’ils avaient consolidée avec des grilles, mais il
devait feindre de l’ignorer, ne pas attirer l’attention des créatures sur lui.
Elle le
remarqua comme il arrivait tout près d’eux. Lisa. Il la reconnaissait à peine
tellement sa dégradation était avancée. Elle portait toujours la petite robe
trapèze sans manches dans laquelle elle avait disparu pendant l’été, mais à
présent, de rose et blanche qu’elle était, elle avait pris une teinte grisâtre,
elle était souillée, déchirée, avec des traces de moisissures et de sang séché.
Et les quelques longues mèches rousses qui subsistaient sur sa tête étaient couvertes
de glèbe et de vermine. Il ne prêtait même plus attention à la puanteur infecte
qui régnait autour de lui, aux borborygmes des morts-vivants, aux halètements
et aux plaintes du chien qui, pour le moment, parvenait à rester en vie.
Elle s’avança
vers lui, traînant une jambe estropiée, au bout de laquelle pendait encore une
petite ballerine d’un rose devenu terreux. Quelque chose de luisant au fond de
son orbite gauche le fixait : l’œil qui lui restait, et elle souriait, de
toutes ses dents, derrière des lambeaux de lèvres et de gencives putréfiées,
tendant vers lui des bras qui n’en étaient plus.
« Jaaaaaaaaames…
Tu es venu, Jaaaaaaaaaaaaames… »
Il se demanda
encore brièvement comment, et d’où, elle avait pu lui téléphoner tous ces
soirs, comment elle avait retrouvé le chemin de la maison, et alors qu’elle
arrivait à sa hauteur, il rugit de rage et de tristesse et fit tournoyer son
épée.
La tête de
Lisa tomba au sol avec un bruit sourd et roula sous l’éclat de la lune. Son
corps demeura un instant comme figé dans sa course, puis s’affala à son tour
sur la pelouse, gélatineux. Terry, derrière la porte du garage, eut un
haut-le-cœur. Doug baissa sa garde : c’était si simple de donner la paix,
après ces mois d’errance.
« PAPAAAAAAA !!!!! »
hurla Terry, la voix étouffée par le blindage, en désignant le groupe de
cadavres qui marchaient sur lui : le cri de Doug et la mort de l’une des
leurs les avaient alertés et ils s’étaient désintéressés du chien pour des
proies plus à leur goût : un grand homme vigoureux, et un petit garçon
qu’ils apercevaient caché dans la maison.
Les yeux
embués de larmes, Doug se rua vers la masse des morts ambulants et commença à
asséner des coups d’épée, tranchant têtes, bras, et troncs, sans plus vraiment
calculer ce qu’il faisait. Il s’aperçut alors qu’à donner ainsi de la lame sans
méthode, il n’avait pas éliminé suffisamment de zombies et que ceux-ci
affluaient vers lui en nombre croissant, rendus encore plus féroces par les
blessures qu’il leur avait infligées. L’épée perdait de son éclat et Doug se
sentait faiblir.
Il faisait
nuit, et sa force était insignifiante comparée à celle qu’il possédait en plein
midi. Il recula en titubant et faillit trébucher sur le chien qui accourait
vers le garage, vers Terry qui venait d’ouvrir la petite porte.
« Non !
Non ! Terrence, n’ouvre pas ! »
Mais l’enfant
ne l’écoutait pas : s’écartant légèrement pour laisser la bête affolée se
précipiter dans la maison, il brandit devant lui une énorme brassée de
tournesols. D’où le gamin les avait-ils sortis ? Ils étaient lumineux et
frais, comme au cœur de l’été, et irradiaient une puissante lumière
jaune : la lumière du soleil.
Doug sentit
aussitôt ses forces lui revenir et se jeta dans la mêlée, cette fois
brandissant efficacement Excalibur et tranchant correctement les têtes des
créatures dont les restes tombaient en tas dans l’allée et sur la pelouse.
Les tournesols
ne suffiraient pas à le rendre aussi fort qu’en plein jour, ni aussi longtemps,
mais ils lui permirent d’abattre assez de monstres pour qu’il puisse rentrer
dans la maison avec Terry et barricader solidement la porte. Ils traversèrent
le garage, l’un son épée à la main, l’autre les tournesols dans les bras, et
atteignirent la cuisine devant laquelle le chien les attendait.
Ils ne purent
dormir et attendirent le lever du jour blottis les uns contre les autres,
écoutant le son étouffé des raclements et des râles des morts-vivants restants
qui s’acharnaient contre les issues et les murs de la maison. Terry serrait
contre lui le chien, enfouissant ses narines dans son pelage noir et soyeux,
Doug avait entouré l’enfant de son bras et le tenait fermement, appuyant sa
joue contre les cheveux lisses et doux de son fils. Il ne pensait plus à Lisa,
il ne pensait plus à la Quête du Graal. Il pensait juste qu’il fallait fuir la
nuit et ses cohortes de zombies.
Lorsque le
soleil fut assez haut dans le ciel, Doug prit des provisions, des couvertures,
des armes et les téléphones mobiles. Il fit grimper Terry et le chien dans la
Dodge, posa le bouquet de tournesols sur la plage arrière avec l’épée, fit
basculer la porte métallique du garage et vérifia qu’aucune créature ne
bougeait au sein des restes puants entassés dans l’allée, puis il prit le
volant, démarra la voiture et annonça : « c’est au pôle sud qu’il fait
jour 6 mois à partir du 21 décembre, et inversement au nord, puis à partir du
21 juin c’est le nord qui est au soleil et le sud à la nuit pour 6 mois. En
route. »
[* ce chapitre, intitulé 2007, est paru précédemment sous forme de nouvelle sous le titre 'Gimme Shelter' dans l'anthologie Les Mondes de Masterton dirigée par Marc Bailly aux éditions Rivière Blanche en 2012]
à suivre...
Tous droits réservés © Estelle Valls de Gomis - Toute reproduction interdite sans accord préalable de l'auteur.
__________________
Les illustrations musicales sont © leurs auteurs respectifs