vendredi 20 février 2015

Chapitre IV : 1967 (partie 1)


C’était en plein Summer of Love.
Il s’en souvenait parce que ça l’emmerdait un peu.
Par moments ça lui revenait, ces conneries de hippies qui voulaient changer le monde.
Et finalement, le monde avait changé… mais pas comme on l’espérait.
D’où ça venait ce truc ? Il n’avait jamais su.
Il s’en foutait maintenant.
Il n’arrivait pas à tout se remémorer, mais il gardait à l’esprit que ç’avait été horrible.
C’était après un concert des Doors au Filmore, au mois de juin.
Le 10 juin, c’était.
Le concert avait été génial. Il adorait les Doors.
Morrison au moins, c’était pas un con. Il vous poussait à réfléchir. Même si vous ne pensiez pas comme lui, il titillait votre curiosité et votre intelligence. Il vous ouvrait l’esprit.
Enfin, pour ceux qui écoutaient.
On ne parlait pas trop des zombies pour le moment. Il y avait bien eu des cas isolés qu’on avait répertoriés çà et là, mais lui n’y croyait pas tellement. Il se disait que c’étaient des conneries inventées par les politicards pour manipuler les foules une fois de plus.
Après le concert, il avait pris sa voiture pour retourner chez lui, à Palo Alto. Des amis lui avaient proposé de l’héberger, mais il avait décliné l’invitation : il aimait rouler. Ça lui procurait une sensation de liberté.
Il n’allait pas trop vite, et avait rabattu le toit de sa T-Bird convertible orange, laissant le vent lui souffler dans les cheveux, respirant l’air de la nuit.
Il avait longé la côte et, à mi-chemin, une quinzaine de miles au sud de Frisco, il s’était arrêté pour admirer l’océan luisant dans la nuit.
Il était descendu de la Ford et avait marché jusqu’au bord du promontoire. Il faisait très bon. Il avait fermé les yeux un instant pour respirer, les mains dans les poches, face à l’horizon baigné de ténèbres.
Puis il avait entendu un cri. Un hurlement plus exactement. Une fille qui hurlait.
Il avait regardé en bas, sur la plage. Il avait vu plusieurs silhouettes, dont une qui courait, poursuivie par une autre qui semblait traîner la patte. Deux autres encore étaient assises sur le sable, sans bouger, face aux vagues. Il lui sembla qu’un cinquième protagoniste était allongé sur le sol à plat ventre, mais il bougeait lentement comme une sorte de serpent, comme s’il rampait. Ce devait être un groupe de surfeurs.
Il y avait juste le son des braillements de la fille, un peu couvert par le bruit des vagues, même si l’océan était calme ce soir-là, mais il lui sembla entendre comme des grognements.
Malgré lui, il commença à descendre vers la plage, vers le groupe de jeunes. La fille semblait avoir très peur et ses amis ne bougeaient pas. Elle courait en zigzag, suivie de loin par le gars qui boitait. Et les autres regardaient la mer, sans parler de celui qui rampait derrière eux sans vraisemblablement savoir où aller. C’était étrange.
Comme il s’approchait, une espèce d’odeur de pourri lui effleura les narines, mêlée à l’iode et aux plantes maritimes. Ce n’était pas rare que des rebuts d’égout ou des bêtes crevées s’échouent.
Il regarda vers la fille qui courait : elle avait fini par s’épuiser et avançait péniblement dans le sable, soulevant à peine ses pieds, courbée vers l’avant, les bras ballants. Elle essayait de crier mais s’était cassé la voix et il ne sortait plus de ses poumons que des sifflements rauques, entre deux quintes de toux, comme elle n’arrivait pas à reprendre son souffle. Le gars avec la patte folle n’avait pas modifié son rythme, et il arrivait presque à tendre le bras pour la toucher.
« Hey ! » héla-t-il comme le bras du type s’abattait sur l’épaule de la fuyarde.
Toute la scène se figea. Même le gars qui ondulait par terre s’immobilisa.
Celui qui poursuivait la fille tourna lentement la tête dans sa direction, mais il ne dit rien, comme s’il ne l’avait pas vraiment vu. Mais il l’avait vu. Il serra l’épaule de la fille et elle tomba en arrière, dans ses bras, en poussant des gémissements horrifiés auxquels se mêlaient des sanglots rauques. Elle ne luttait même plus.
Et là, pendant un instant, il crut que le gars l’embrassait : il se pencha bizarrement vers elle, vers son cou. Et Jeff Bellamy – c’était son nom – entendit des bruits bizarres, comme quand on mâche bruyamment quelque chose.
La fille ne fit plus un bruit.
Pendant ce temps, les deux personnages assis face à la mer s’étaient retournés. Il eut l’impression que seules leurs têtes avaient bougé, tournant sur elles-mêmes presque complètement, mais c’était une illusion d’optique. Ils commencèrent à pivoter leurs épaules et leurs torses, le regard fixé sur lui. Il y avait une jeune fille, et un jeune homme. Le type-serpent le fixait aussi, depuis le sol, ce qui était un peu perturbant.
Il ne les distinguait pas très nettement, mais il voyait qu’ils étaient tous trop bizarres. Et cette odeur dégueulasse était de plus en plus forte.
Il commença à flipper.
Il esquissa un pas en arrière, puis un autre, puis un autre.
Les deux qui contemplaient l’océan s’étaient levés. Ils venaient vers lui. Il les entendit émettre des sortes de râles, comme s’ils essayaient de parler. La silhouette féminine semblait marcher correctement, mais le jeune gars était bancal, comme s’il avait un pied cassé, et il lui manquait tout un morceau de bras. Il réalisa que celui qui rampait avait les membres brisés. Il avançait vers lui comme une limace, la bouche ouverte et les yeux vides.
On avait pas mal de drogues insolites en ce moment, mais rien qui provoque de tels désastres. Qu’est-ce que c’était que ces types ?
Il ne se posa pas longtemps la question et s’en voulut à mort de son foutu scepticisme.
Celui qui avait couru après la fille avait laissé le corps inerte de sa proie retomber sur le sable. Il était tourné vers Jeff à présent. Il venait vers lui.
Jeff remonta la colline en courant, ralenti par le sable et les herbes. Il dérapa sur le flanc de la falaise et perdit une chaussure mais ne s’arrêta pas pour la ramasser, il ne se retourna même pas pour voir où en étaient ses poursuivants.
« Merde, merde, merde de putain de merde ! » jura-t-il comme il atteignait la Ford et se précipitait au volant.
Il avait laissé la clé sur le contact et la tourna juste comme le haut d’un crâne apparaissait en haut du tertre.
Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur. Il avait le souffle court. Son pouls emballé résonnait à ses oreilles. Il lui semblait que malgré ses vingt-cinq ans, il allait faire une crise cardiaque.
Il enclencha la capote qui commença à remonter et démarra en marche arrière.
Comme il tournait le volant pour remettre la T-Bird dans l’axe de la route, l’un des types s’agrippa à la capote et l’empêcha de se refermer complètement. Jeff donna un coup d’accélérateur et le corps du type cogna contre le flanc de la voiture avec un bruit dégueulasse, mais il ne lâcha pas prise. Les autres l’avaient rejoint et il entendait leurs borborygmes immondes, des gargouillis qui avaient peine à franchir leurs gorges endommagées.
L’un d’entre eux parlait encore – il devait subsister assez de muscles et de chair pour faire fonctionner ses cordes vocales – enfin, si on pouvait appeler ça parler : « Nnnnourrr…rrrrir… Hhhhommm…me… ».
à suivre...

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Les illustrations musicales sont © leurs auteurs respectifs